Dans le Kasaï, la famine menace

 Dans le Kasaï, la famine menace

photos Alice Doyard


En Afrique centrale, sur une terre luxuriante, riche de cobalt, de diamants et presqu’aussi grande que l’Europe de l’Ouest, sévit une des plus grandes crises humanitaires actuelles. Plus de 400 000 enfants souffrent de malnutrition sévère en République démocratique du Congo. Ils mourront de faim si la communauté internationale n’intervient pas.


“Nous nous sommes tous enfuis dans la brousse. Il n’y avait pas moyen de rester dans notre village. Si tu ne reconnaissais pas leur dynastie, si tu n’adhérais pas à leur milice, ils te tuaient. Mais dans la brousse, il n’y avait rien à manger. Les enfants ont commencé à mourir de faim. Et leurs parents devaient les enterrer sur place, n’importe où !” En République démocratique du Congo (RDC), sur la route qui mène de Dibaya à Tshimbulu, Maman ­Marie* raconte cet épisode de l’été 2016, lorsqu’elle a fui la milice de Kamwina Nsapu. Les rebelles venaient de Tshimbulu. Ils décapitaient leurs victimes. Les balles crépitaient dans tous les sens. Elle n’a eu que le temps de récupérer ses enfants pour se cacher dans la brousse. Sa maison a été pillée. Elle a tout perdu.


 


Une escalade de massacres


La crise a commencé il y a dix-huit mois, après l’instauration d’une nouvelle carte administrative imposée par le Président Joseph Kabila dans les provinces du Kasaï, terre d’opposition au gouvernement et qui porte traditionnellement une revendication d’autonomie. Kamwina Nsapu, chef coutumier de l’ethnie lubaphone des Bajila Kasanga, voit dans cette décision unilatérale une remise en cause de sa légitimité. En réponse à l’injonction présidentielle, sa milice s’attaque alors à toutes les représentations de l’Etat : écoles, administrations, églises… En représailles, le 12 août 2016, il est abattu par les militaires. S’ensuit une escalade de massacres, filmés parfois au téléphone portable et conservés comme des trophées. Le gouvernement de RDC déclare faire face à un mouvement terroriste. Pourtant, les atrocités sont commises de toutes parts.


Nous rencontrons Maman Marie sur le bord d’une route qui longe une des 87 fosses communes recensées par les Nations unies. Des soldats, Casques bleus du bataillon pakistanais basé à Tshimbulu, nous montrent des restes d’ossements et quelques vêtements remontés à la surface d’une fosse. Maman ­Marie continue de livrer mécaniquement son récit. Sa maison n’était pas loin, elle a vu les militaires congolais passer avec des corps. Elle les a suivis en cachette et découvert les fosses qu’ils avaient creusées. Il y avait des corps d’adultes, mais aussi ceux d’enfants qui n’avaient même pas 12 ans. Son fils Jean a été tué par les militaires en octobre 2016. Lui, pourtant, ne faisait pas partie de la milice de Kamwina Nsapu, il revenait simplement de l’école. “Il était innocent”, souffle-t-elle.



Près de 1,4 million de personnes en errance


De façon virale, les affrontements se sont répandus dans toutes les provinces du Kasaï et d’autres milices se sont formées. Dans l’est du pays, entre Tshikapa et la frontière avec l’Angola, les Tshokwe se sont vengés en s’en prenant à la population lubaphone. Avec neuf de ses enfants encore en vie, Maman Marie pourrait s’estimer heureuse. Annie*, elle, n’a pu sauver qu’un seul des siens. Tous, sauf Jean, ont été tués par la milice Bana Mura. Cette mère a marché plusieurs semaines et trouvé refuge dans une église de Tshikapa. Pendant la vague d’atrocités, 1 400 000 Congolais se sont retrouvés ainsi en errance sur les routes. Parmi eux, 850 000 enfants. Aujourd’hui, les massacres ont cessé. Les familles traumatisées essayent de rentrer chez elles, mais leurs villages ont été détruits, les maisons pillées et il n’y a plus rien à manger. Sur la route et dans les centres de soin, les femmes portent des ­enfants aux visages émaciés, le regard hagard, les jambes enflées par des œdèmes liés à la malnutrition.


A Tshikapa, chef-lieu de la nouvelle province du ­Kasaï, le centre géré par Arthur Ngoy accueille une vingtaine d’enfants, des anciens miliciens de Kamwina Nsapu. Alain*, 14 ans, raconte l’arrivée des Kamwina Nsapu dans son village. Les miliciens tuaient les parents des enfants qui refusaient d’adhérer. Alain s’est alors engagé en pensant qu’il protégerait ainsi son père, et qu’il pourrait retourner à l’école quand la paix serait revenue. Il nous affirme que lui n’a pas tué. Il avait seulement pour mission d’extorquer de l’argent, de voler les passants. C’est une autre équipe qui se chargeait des éliminations. Sa voix est monocorde, ­factuelle, blanche, elle se perd juste lorsqu’il nous dit que, malgré son engagement dans la milice, son père a été arrêté, puis décapité. Et il était présent ce jour-là. Dans la cour du centre, les enfants jouent au ballon. Ils ont entre 10 et 14 ans. Flavien Ikuka, leur psychologue, évoque le long processus de “dé-traumatisation”.


Pablo Alvarez, de Médecins sans frontières (MSF), ­supervise depuis septembre dernier un centre de traitement nutritionnel intensif dans un hôpital de Tshikapa. Il ne cache pas son inquiétude, car il voit désormais nombre d’adultes victimes de souffrance alimentaire.


 


Le plus haut niveau d’urgence activé par l’ONU


La sécurité revenue, l’ONG Oxfam peut enfin distribuer de la nourriture aux habitants, mais seulement la moitié d’une ration. En effet, les organisations présentes sur place ne disposent que de 15 % des ressources nécessaires pour répondre à l’ampleur de la crise. Comme en Syrie, en Irak et au Yémen, les Nations unies viennent d’activer le plus haut niveau d’urgence pour répondre au fléau. Comment ce pays si riche, un des plus grands exportateurs de cobalt, peut laisser 77 % de sa population sous le seuil de pauvreté ? Pourquoi seulement 6 % des richesses minières alimentent le budget national ? Le gouverneur de la province, Marc Manyanga Ndambo, admet que la corruption qui affecte le pays “est un concept qui ne peut être contesté”, mais, selon lui, cela ne justifie pas l’absence d’action pour venir en aide à la population du Kasaï.



L’élection de tous les espoirs


Quant à Maman Marie, têtue, elle est restée près de ses champs parce qu’il y avait des récoltes en cours, mais elle n’a plus d’outils pour faire le travail. Sa maison a été brûlée, tous les animaux ont été tués, la famille a tout perdu. Elle s’est enregistrée sur les listes pour l’élection promise par Joseph Kabila et fixée au ­23 décembre prochain. Mais celle-ci a été repoussée plusieurs fois par le Président qui s’accroche au pouvoir. Oui, elle ira glisser un bulletin dans l’urne. Ce dont elle a vraiment besoin, c’est d’une paix durable, de quoi nourrir maintenant ses enfants et qu’ils puissent retourner à l’école demain. Elle reprend son chemin, une couche de terre rouge recouvre ses pieds nus, fatigués. D’où ressortent, de manière saisissante, les ongles de ses orteils peints en rose. 


* Les prénoms ont été modifiés.


Alice Doyard a réalisé ce reportage dans le cadre d’une mission pour la BBC.


MAGAZINE FEVRIER 2018


 

Alice Doyard