Istanbul par temps troubles

 Istanbul par temps troubles

Crédits photos : Ozan Kose/AFPBerk Ozkam/Anadolu Agency/AFP


En juillet 2016, une tentative de coup d’Etat ébranlait la Turquie, déjà secouée par de nombreux attentats terroristes. Plongée dans une ville qui tente en vain d’effacer les stigmates de la terreur


Dans une ruelle du quartier touristique de Sultanahmet, à Istanbul. A l’ombre de la mosquée, un vieil homme joue de la derbouka pour les rares touristes attablés. Nora, une Française en vacances sirote là son çay, le thé traditionnel turc. “La dernière fois que je suis venue, il y a deux ans, c’était noir de monde. Partout, il y avait des touristes américains, néerlandais, allemands…. Je ne reconnais pas la ville”, confie cette voyageuse qui en est à son troisième séjour sur les rives du Bosphore.


 


“Les touristes ont peur et ne veulent plus venir”


Dans ce café-restaurant typique qui propose aussi bien des grillades traditionnelles que des narguilés, ­Bozol, 20 ans, tente de rabattre les clients. Ce jeune serveur, cheveux gominés et jean slim dernier cri, se souvient de l’attentat qui a endeuillé ce quartier il y a quelques mois. C’était le mardi 12 janvier 2016, une date gravée dans son esprit. “J’étais à quelques dizaines de mètres du lieu de l’explosion. Je n’arrive pas à chasser ces images d’horreur de mon esprit.” Ce qu’il tait pudiquement, ce sont les corps mutilés qu’il a vus.


Bien que souriant et avenant, ce jeune homme d’origine kurde reste pessimiste. “Le terrorisme nous fait mal, mais aussi la situation politique. Le coup d’Etat raté de l’an dernier a laissé des traces. Il y a eu des morts. Les touristes ont peur et ne veulent plus venir.” Il a d’ailleurs décidé de quitter prochainement son pays. Direction Dubaï, en septembre prochain, pour rejoindre son frère parti en éclaireur. Il y vendra des cosmétiques. “Il n’y a plus de travail ici. La situation économique empire. Regardez ce café bar ! Il a ouvert il y a à peine un mois et il est presque vide. Mon ­patron n’avait aucun client dans son hôtel, alors il a utilisé la terrasse pour tenter d’autres activités, mais ça ne prend pas.” Pour la seule ville d’Istanbul, les professionnels du secteur estiment à plus de 1 milliard d’euros le manque à gagner pour les hôtels par rapport aux chiffres de 2015.


Symboliquement, la municipalité d’Istanbul a récemment décidé de raser le Reina, la discothèque branchée qui avait été la cible d’un attentat meurtrier lors de la soirée du nouvel an. Cette attaque avait fait 39 morts. Des raisons administratives sont avancées pour justifier la fermeture de l’établissement. En réalité, il est plus probable que ce soit pour exorciser ce lieu ­désormais symbole de la terreur de Daech, qui frappe durement le pays depuis deux ans.


Dernière horreur en date : le meurtre d’un policier poignardé par un terroriste à Istanbul début août. ­Depuis, les arrestations de membres présumés de l’Etat islamique sont régulièrement annoncées. Outre la menace jihadiste, le pays est, depuis la rupture d’un fragile cessez-le-feu en 2015, aussi confronté aux séparatistes kurdes du PKK (le Parti des travailleurs du Kurdistan) établis dans le Sud, majoritairement kurde.


A Istanbul, il n’est plus rare de croiser des blindés ou des véhicules anti-émeutes, prêts à l’action. Un parfum lancinant d’instabilité plane sur la ville. Le calme semble précaire. A l’entrée du palais de Topkapi, des soldats en armes se tiennent près du portique détecteur de métaux qui doit être franchi par ceux qui souhaitent visiter ce lieu construit en 1459, et qui servait de résidence aux sultans ottomans.


 



“Processus de nettoyage”


La Turquie doit aussi faire face à des troubles politiques récurrents. Les gens du cru se souviennent tous de cette nuit de juillet 2016 quand tout a failli basculer. Cette nuit de troubles et d’affrontements figure désormais dans les annales noires du pays. Des putschistes de l’armée ont tenté de renverser le président Erdogan. Ce dernier ayant alors, via une vidéo filmée depuis son smartphone, exhorté son peuple à descendre dans la rue. Istanbul a alors été assailli par la foule de ses partisans et, au matin, le Président était toujours là. Qui était derrière ce coup d’Etat manqué ? Le pouvoir accuse les partisans du prédicateur Fethullah Gülen, un opposant réfugié aux Etats-Unis depuis 1999.


Une aubaine pour Ankara qui amorce alors un tournant autoritaire et une purge de grande ampleur. Un “processus de nettoyage”, pour reprendre les termes du Président turc, est mis en route au sein des rangs de la police et de l’armée. Bilan : 100 000 fonctionnaires ­limogés et 50 000 personnes emprisonnées. Le pays tombe sous la domination d’un seul homme et de son parti l’AKP (Parti de la justice et du développement) et son leitmotiv : “ordre, prospérité et conservatisme”.


Le pouvoir revanchard se crispe alors brusquement tout en se rapprochant de la Russie et en s’éloignant du traditionnel allié américain, dans une étonnante volte-face diplomatique. Dans ce climat quasi paranoïaque, plusieurs journalistes étrangers sont emprisonnés dont les Français Mathias Depardon (libéré en juin après un mois de détention) et Loup Bureau (toujours en détention) accusés de faire la “propagande du terrorisme”, alors qu’ils enquêtaient sur des combattants kurdes.


 



Le pays écrit une nouvelle page de son histoire


Point d’orgue de cette reprise en main par le pouvoir : le référendum organisé en avril dernier qui ­visait à ­réviser la constitution en remplaçant le système parlementaire par un régime présidentiel. Verdict : le oui l’a emporté avec 51,3 % des voix. Une victoire historique qui change tout. Les prérogatives du reis – surnom ­donné à Erdogan par ses partisans – sont ­désormais considérablement renforcées au grand dam d’une ­opposition affaiblie.


La Turquie écrit une nouvelle page de son histoire symbolisée par le procès hors normes qui s’est ouvert cet été. Près de 500 suspects, essentiellement militaires, poursuivis pour leur participation présumée au coup d’Etat manqué qui visait à assassiner le Président. Un procès qui marque peut-être symboliquement la fin ­progressive du modèle kémaliste turc laïc et du pouvoir politique de l’armée. Nostalgique de la grandeur de l’empire ottoman, Erdogan a gagné. L’autocratie aussi. 


MAGAZINE SEPTEMBRE 2017

Aziz Majid