Les partisans de l’impuissance de l’Etat

 Les partisans de l’impuissance de l’Etat

FETHI BELAID / AFP


Tout le monde cherche à profiter de la faiblesse de l’Etat. Celui-ci, une fois qu’il a pu améliorer, un tant soit peu, la sécurité militaire dans le pays, se trouve du coup débordé par des agitations sociales violentes, tantôt suscitées par les syndicats, tantôt par les partis politiques, tantôt par les contrebandiers. La contrebande, liée à quelques réseaux politiques, s’insère dans le combat politique, avec une bonne dose de violence et de gangstérisme qui frôle la sédition. 


La sédition appelle les séditieux. Il faut rappeler qu’on n’est plus ici dans le politique, mais dans l’impolitique : anarchie, violence, non-respect de la loi, gangstérisme, groupes contrebandiers. Si on était dans le politique, on aurait réglé ces conflits par la négociation entre partenaires politiques et syndicaux, par des concessions réciproques, par un minimum de raison commune, et non par des discussions violentes avec une foule en délire, ensorcelée par la mythologie du « Dégage ».


On a eu l’épisode UGTT qui, réclamait haut et fort le gouvernement direct et effectif du pays. L’impuissance de l’Etat est le prix à payer de son insertion dans le politique : pressions sur la majorité, influence sur l’agenda parlementaire, projets de loi, chantage dans les nominations, etc. Après les demandes salariales de l’UGTT, c’est au tour des demandes d’emploi, de discrimination positive en faveur des régions déshéritées, comme Tataouine ou autre. Revendications légitimes, mais sans interlocuteurs légitimes. L’agitation sociale des régions est devenue durant la transition le nouveau théâtre de la scène politique, qui a déserté la sphère institutionnelle, de plus en plus illusoire. On exploite le désarroi et la misère sociale des populations des régions pour faire des revendications politiques précises, tantôt au profit de l’UGTT, tantôt au profit des partis d’opposition, tantôt d’Ennahdha, tantôt des contrebandiers frontaliers. La fixation de la date des élections municipales pour le mois de décembre prochain semble revigorer d’un coup partis et Haraks, qui étaient en quasi-léthargie depuis les dernières élections. Congrès, meetings, réunions, déclarations publiques, agitations sociales s’accélèrent. La rébellion de Tataouine (et d’autres) et le projet de loi présidentielle sur la réconciliation économique sont l’opportunité à ne pas rater pour repousser majorité et gouvernement.


On se souvient que Tataouine (146 200 habitants), comme les régions du sud, Kébili, Médenine, Gabès, Gafsa, ont voté depuis 2011 en faveur d’Ennahdha, et accessoirement du CPR à l’ANC, puis en faveur d’Ennahdha à l’ARP. Par ailleurs, au 2e tour des présidentielles, ces régions ont transféré leurs votes à Marzouki en l’absence de candidat d’Ennahdha, grâce à l’appui de ce dernier parti. Marzouki, tout comme Ennahdha, se sent à l’aise dans l’exploitation des drames touchant les régions du Sud. N’a-t-il pas appelé les populations du sud à la révolte à l’issue de la proclamation des résultats des élections présidentielles. Ce qui fut fait. Le meilleur score de Marzouki au 2e tour des présidentielles, il l’a eu, comme par hasard, à Tataouine  (88,88% des voix), puis Kébili, sa région natale (85,84%), Médenine (81,08%), Gabès (79,68%) et Gafsa (79,68%), en l’absence bien sûr du candidat islamiste. On se souvient encore que le CPR a été soutenu dans ces régions du sud en 2011, en ce qu’il propageait un message identitaire de type arabo-musulman, moins islamiste que celui d’Ennahdha.


Aujourd’hui que son ancien parti, le CPR, n’est plus au parlement, son nouveau mouvement El Harak s’appuie essentiellement sur les populations de ces régions du Sud, à l’aide de ses thématiques clés : le refus catégorique de toute réconciliation avec les membres de l’ancien régime, et la condamnation ferme et sans nuance de la corruption. C’est de bonne guerre, certes, mais à condition que l’on reconnaisse que la situation économique et sociale du pays est redevable aux « choix » des deux gouvernements successifs de la troïka, outre à l’héritage de Ben Ali, qui ont vidé les deniers publics : ceux-là par la générosité excessive envers des militants devant être indemnisés, celui-ci par la corruption de ses proches. Peu importe que l’Etat peine à restaurer son autorité et l’économie à redémarrer, il tente de combler un vide et d’enfoncer encore l’Etat à l’approche des échéances municipales. Marzouki, moins homme politique que vengeur héroïque, peut même compter sur l’appui de quelques membres d’Ennahdha, nostalgiques du « Mouvement du 18 octobre » et de l’ère Troïka dans l’espoir d’une nouvelle recomposition politique.


Hélas, l’UGTT et l’ancien président provisoire Marzouki ne sont pas les seuls partisans de l’impuissance préméditée de l’Etat. Cela ne déplait pas non plus à Ennahdha qui, associée à la majorité actuelle, excelle dans la technique de la confusion gouvernement-opposition, fut-ce en laissant faire le délabrement général. L’islamisme a été renié pendant un demi-siècle, il faudrait chercher plus que tout à survivre, se maintenir, exister, participer, et à gouverner. Tout cela en même temps. Scénario A doit coexister avec le scénario B. Une issue de secours est souhaitable dans le cas d’une éventuelle décrépitude de Nida Tounès, de moins en moins improbable. Une partie des dirigeants et militants islamistes n’ont d’ailleurs jamais été enthousiastes dans l’association avec Nida. Béji Caïd Essebsi achève son mandat et ne sera bientôt plus d’actualité pour elle. Son fils n’a pas l’air de garder ses troupes, à supposer qu’il en a. On commence alors par défaire Nida aux municipales à l’aide du chaos, de l’impuissance, de l’insécurité, des contestations, pour pouvoir se présenter ensuite aux prochaines législatives et présidentielles en maître à bord. Associée au pouvoir, Ennahdha divise les partis laïcs, conteste le pouvoir et le gouvernement, satisfait ses troupes et d’autres alliés plus « légitimes », mais moins solides. Que demander de plus ?


Dernier acteur à souhaiter, volontairement ou involontairement, l’impuissance de l’Etat, c’est le parti au pouvoir et ses dirigeants : Nida Tounès. Divisé, scindé, perdant son leader à la présidence, et sa majorité au parlement, le parti est en pleine déconfiture. Il ne fait plus de politique, mais de la boxe. Ses relais régionaux, locaux, et mêmes parlementaires n’existent plus. Même quand le chef du gouvernement Youssef Chahed est issu du sérail nidéiste, voire proche du président, on ne le soutient pas. On l’abandonne à son propre sort, on ne défend pas la politique gouvernementale à l’intérieur du pays. On ne fait pas de discours et de meetings, comme le faisaient les hommes du Destour sous Bourguiba pour tenir le peuple en haleine.


 Nida est dans les ténèbres. Ses troupes s’invectivent en public et devant les caméras. Il laisse faire le chaos, indifférent au gouvernement de l’Etat. On n’a pas vu les dirigeants de Nida partir dans les régions pour éteindre les incendies. Ils sont préoccupés par les manigances et par la politique politicienne. Said Aidi et Néji Jalloul, deux de ses hommes les plus crédibles et les plus populaires ont été donnés en offrande aux syndicats et à Ennahdha. Le Président sacralise la stabilité du pouvoir et les rapports avec le syndicat, le chef du gouvernement, sous pression, est aveuglé par l’immédiat. L’opinion n’est pas leur priorité. On préfère les puissants anciens Rcédistes aux dirigeants francs qui savent faire des diagnostics. Hafedh Caïd Essebsi, autoproclamé directeur exécutif du parti sans désignation électorale dans un congrès, vit sur l’ombre de son père. Il disait récemment dans un enregistrement sonore fuité : « Tant que le vieux est à Carthage, rien ne nous échappera. Ne vous inquiétez pas, il est un fin calculateur ». Pourtant beaucoup de choses sont en train d’échapper au Président. Nida est formellement aux commandes, ravi d’être premier dans les sondages, mais c’est Ennahdha, l’UGTT et les contrebandiers qui tiennent les rênes. L’histoire du règne de Nida depuis 2014 est l’histoire du déclin progressif de son pouvoir. En outre, c’est l’après Béji Caïd Essebsi qui est inquiétant pour les Tunisiens. Le fils voudrait faire croire à l’opinion que, c’est Nida ou le chaos. Autrement dit, lui ou le chaos. Le chaos, il y est déjà.


Hatem M'rad

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