24 heures avec un chanteur du métro

 24 heures avec un chanteur du métro

Crédits photos : Farida Bréchémier pour le Courrier de l’Atlas


MAGAZINE NOVEMBRE 2017


Depuis treize ans, la fine mélodie d’un synthétiseur électrise les usagers du métro parisien, en particulier ceux de la ligne 2. C’est celui de Mohamed Lamouri, 33 ans, l’un des chanteurs les plus populaires de la capitale, qui a même été au centre d’un documentaire nommé Dis-moi Mohamed, réalisé par Ayoub Layoussifi et Jéro Yun. Nous l’avons suivi, le temps d’un après-midi, pour partager un peu de son histoire et de sa vie. 


16h20 : Station Colonel-Fabien. Un petit homme, tout de bleu vêtu, sort en trombe de la rame de métro. Il n’y a pas foule. De son sac en bandoulière, le trentenaire sort un piano électrique qui ne semble pas être de première jeunesse. Tout en pianotant sur son téléphone, il profite des courtes minutes qui lui restent avant l’arrivée du prochain wagon pour faire ses gammes. Tel Orphée tenant sa lyre, il porte son instrument sur l’épaule gauche, la tête légèrement penchée vers le haut-parleur. Do, mi, ré… les notes s’enchaînent harmonieusement sous ses doigts virtuoses.


 16h28 : Un crissement retentit au loin. Le prochain métro arrive. Il est temps pour Mohamed Lamouri de commencer sa journée de travail. “Souvent, j’embauche le matin. Parfois, l’après-midi, comme aujourd’hui. Je fais ce que je veux, je suis mon propre patron”, confie-t-il, l’air espiègle. Ses chaussures noires et pointues parviennent à se frayer un chemin parmi les voyageurs. “Momo”, comme on l’appelle dans les réseaux souterrains, entonne une première mélopée orientale signée Cheb Hasni, le “rossignol du raï”. Ses mains glissent sur le clavier. Les premiers sons qui s’échappent du synthé passent presque inaperçus. Mais lorsqu’il se met à chanter, l’indifférence s’évapore aussitôt. De nombreux regards se tournent en sa direction, certains étonnés, d’autres captivés voire contemplatifs. Sa voix rauque et éraillée touche tout le monde. Soudain, on entend : “Prochain arrêt : Jaurès.” L’annonce se marie étonnamment bien avec la complainte du musicien, comme si rien ne pouvait ternir l’arpège candide du chanteur-poète. Quelques jambes commencent à remuer en cadence. Les portes s’ouvrent.


 


16h35 : Stalingrad : la rame se vide, laissant au pianiste tout l’espace pour exprimer son art. L’espace justement, Momo sait l’occuper ! Seul en scène, il se tourne vers ses spectateurs d’un instant, se déplace d’une porte à l’autre. On croirait presque qu’il danse, tournoyant avec aisance autour de la barre métallique située au milieu du wagon. Un concert à guichets fermés qui charme un auditoire conquis.


16h42 : L’arrêt Barbès-Rochechouart vient d’être annoncé. Après avoir achevé sa douce mélodie, Mohamed sort de sa poche une bourse en cuir noir qu’il secoue, circulant entre les passagers pour récolter les fruits de son travail. Deux pièces en plus dans le porte-monnaie, c’est un début… “Ça marche mieux le soir. Certaines personnes sont saoules, mais elles apprécient ma musique et sont souvent généreuses…”, souligne-t-il. Une fois le wagon immobilisé, il est l’heure de descendre et d’effectuer le trajet en sens inverse. D’un pas dynamique et vaporeux, il gravit les marches qui mènent de l’autre côté du quai. Les gens se bousculent et se massent des rames. Pas facile de s’imposer dans le tumulte ambiant mais, après quelques contorsions, Momo est “dans la place”. Pas le temps de respirer. Toujours sur un air de Cheb, Mohamed fait entendre les trémolos de sa voix caverneuse et sensible. L’émotion est vive dès les premières notes. Un vieil homme l’observe, les yeux fixes et émerveillés. Pour ne rien oublier, et peut-être pour revivre encore le spectacle, il filme avec son téléphone. Sa tête bascule de haut en bas, puis de droite à gauche. Le vieillard s’essaye même à quelques vocalises. Un court instant, Momo s’arrête de chanter pour offrir au “patriarche” son moment de gloire, le laissant fredonner seul. “Bravo !” s’exclame ce dernier la chanson finie, glissant une pièce au passage. Après avoir amassé un maigre butin, Mohamed se dirige vers un wagon pour psalmodier, de son vibrato enroué, un nouveau raï sentimental. Un enfant s’approche de l’orgue. Intrigué, il voudrait en jouer. Mais il se contentera d’écouter… et de danser. Un homme assez âgé, appuyé contre une porte, tend l’oreille. L’index sur la bouche, songeur, comme empli de nostalgie.



17h20 : Arrêt Père-Lachaise. L’heure est venue de regagner l’autre rame… Dans l’autre sens. Tous les jours, ou presque, Mohamed emprunte cette ligne en demi-cercle qui traverse le nord de Paris d’Est en Ouest. Sans relâche, il y effectue des allers-retours pour saupoudrer la ligne 2 de sa maestria. Son répertoire est éclectique : “J’aime toutes les musiques des années 1980 : Queen, Phil Collins, Goldman. Je fais aussi du reggae. Bob Marley est, avec Cheb Hasni, bien sûr, l’une de mes principales sources d’inspiration.”


17h27 : Un vent souffle dans le tunnel, faisant virevolter les mèches de cheveux, les détritus aussi… La rame est arrivée. Momo sort son instrument, cette arme qui lui permet de traduire sa peine intérieure et de la rendre belle. Que de nostalgie ! L’émoi envahit les moindres recoins du wagon. Une jeune femme blonde écoute, troublée. Ses grands yeux brillants laissent échapper une larme.

Sa bouche esquisse un léger sourire en coin. Elle n’est pas la seule à sourire. La musique de Momo, aussi mélancolique soit-elle, apporte une douceur réconfortante et apaisante.


17h58 : Arrêt La-Chapelle. Une femme brune s’assoit sur un strapontin à côté de Mohamed. Elle ne semble pas séduite que par la musique. Elle le regarde avec tendresse, pour ne pas dire passion. Derrière ses larges lunettes noires, la jolie brune n’est visiblement pas insensible au charme de l’artiste.


 18h42 : Entre ceux qui, les yeux rivés sur leur téléphone, font comme s’il n’était pas là, et ceux qui, interloqués, contemplent le spectacle avec émerveillement, Mohamed poursuit sa route. “Je vais continuer ma journée seul si ça ne vous dérange pas. J’espère que vous viendrez me voir en concert le 28 octobre à Lyon. Je fais la première partie d’Amadou et Mariam. J’ai hâte d’y être !” lance-t-il en nous serrant la main, avant de disparaître dans les dédales souterrains. D’ici une heure, une petite pause dînatoire l’attend au Zorba, son bar préféré, avant la reprise du travail jusqu’à 23 heures… 


 

Jonas GUINFOLLEAU