La chronique du Tocard. Adieu Tati Barbès

 La chronique du Tocard. Adieu Tati Barbès

Depuis que j’ai appris que le magasin Tati à Barbès a été placé en redressement judiciaire, je fais tout pour rassurer ma mère. Pas grave si je ne lui raconte pas toute la vérité. Je lui dis juste qu’il ne faut pas croire tout ce qu’on entend à la télé. J’ajoute que vu le pognon que son enseigne favorite gagne, elle peut dormir tranquille. Son Tati a encore de beaux jours devant elle. 

 

J’oublie juste de lui dire que dès que les actionnaires ne voient plus leurs profits en hausse, ils demandent aux entreprises de licencier, certaines boîtes finissent même par délocaliser. Mais je préfère lui mentir.

Maman, qui n’est pas née en 1936 pour rien, voit bien que je lui raconte des salades. Depuis, elle affiche une mine triste. Pour ma mère, Tati restera toujours Tati. Peu importe si ça fait belle lurette qu’elle n’y a pas mis les pieds.

Depuis que ses enfants n’ont plus besoin d’elle pour s’approvisionner en soutifs et caleçons, qui je l’avoue me moulaient bien mon petit boule, elle ne voit pas l’intérêt de se rendre là-bas.

Jusqu’au bout, elle a essayé de nous convaincre qu’il fallait la laisser nous acheter nos sous-vêtements, que ceux de Tati étaient les meilleurs mais bon, elle a vite compris qu’elle perdait son temps. Une maman a toujours du mal à voir grandir ses enfants : elle aimerait qu’on ait toujours besoin d’elle.

La dernière fois que ma mère est allée à Tati, c’était en 1998 quand sa fille se mariait. Elle avait entendu qu’il y avait désormais sur place un rayon entier dédié au mariage. Elle avait peur d’y aller seule et m’avait demandé de l’accompagner. Elle n’y était pas retournée depuis la fin des années 80 et elle s’était préparée comme pour un entretien d’embauche.

Elle était trop belle ce jour-là drapée de sa robe kabyle blanche. On avait marché jusqu’à la Gare de Saint-Denis et pendant tout le chemin, elle était restée silencieuse. En arrivant à Gare du Nord, elle s’était dirigée machinalement vers Barbès et je suis sûr que même les yeux fermés, elle aurait trouvé son chemin jusqu’au grand magasin à l’enseigne Vichy rose et blanc, célèbre entre toutes.

Le magasin avait beaucoup changé depuis sa dernière visite. Il s’était agrandi. Il était devenu tellement immense qu’elle avait eu du mal à s’y retrouver. Pourtant, à l’époque, ma mère connaissait les rayons par cœur. D’un côté, les fringues pour hommes, de l’autre, ceux destinés aux femmes. Pour les vêtements enfants, il fallait monter au premier étage. On y trouvait aussi des produits loisirs, beauté et maison. C’est également ici qu’on venait acheter nos fournitures scolaires. Maman faisait le plein à chaque fois.

Là, au milieu de cette gigantesque boutique, elle s’était sentie perdue. On était rentré bredouille et pour la première fois de sa vie, maman n’avait rien acheté. Malgré cette déconvenue, son amour pour Tati n’avait pas bougé d’un iota.

A Tati, maman était chez elle. Vraiment. Quasiment à domicile. Elle n’avait jamais connu de sa vie un magasin comme celui-ci. Elle l’avait tout de suite aimé. Elle s’y était sentie à l’aise très vite. Dès la première fois.

Elle venait d’arriver en France à la fin des années 50 et une cousine à elle lui avait parlé de cette boutique pour les pauvres. D’ailleurs, à Tati, elle croisait beaucoup d’autres familles maghrébines qui venaient, comme elle, faire ses courses. Il y en avait tellement que Tati avait été rebaptisé « Tout Algérien transite ici ».

Dans ce magasin, il n’y avait pas, comme dans les autres boutiques, des vendeuses qui venaient demander aux clients ce dont ils avaient besoin. Avec son français hésitant, maman n’était pas à l’aise pour leur répondre, surtout quand il s’agissait de connaître le prix des culottes.

A Tati, ma mère chinait librement. Elle pouvait se balader tranquillement dans les allées et fouiller dans les grands bacs où se trouvaient les vêtements. A Tati, ma mère se croyait au marché. Ici, elle avait l’impression qu’on ne jugeait pas les pauvres. Chez Tati, elle se sentait respectée.

Chaque mercredi après-midi, elle nous y emmenait tous les trois avec mes deux frangines. C’était plutôt jouissif pour nous. On aimait être avec notre maman.

On l’aidait à faire les courses et elle nous achetait toujours pour nous récompenser un pain au chocolat qui coûtait vraiment à l’époque 15 centimes ! Comme on n’avait pas assez d’argent pour se payer un ciné hebdomadaire, notre virée à Tati était notre balade de la semaine.

Maman n’oubliait jamais la carte famille nombreuse et les tickets jusqu’à Gare du Nord étaient heureusement à moitié prix. Après, on marchait jusqu’à Barbès en faisant bien attention en traversant, tellement le Boulevard Magenta était encombré, tellement les voitures roulaient à fond la caisse.

Pas question de gâcher un ticket supplémentaire pour prendre l’autobus. Pas question non plus de frauder pour deux petites stations : ma mère détestait plus que tout la malhonnêteté. L’été, pour les vacances au bled, ma mère remplissait plusieurs sacs Tati de cadeaux qu’elle offrait aux cousins.

A l’aéroport, les vols pour le Maghreb étaient facilement reconnaissables grâce à ces énormes cabas qui inondaient les comptoirs d’enregistrement. En Algérie, tout le monde connaissait Tati. Un Algérien qui débarquait à Paris se rendait toujours d’abord à Tati avant d’aller visiter la Tour Eiffel.

Ma mère me raconte souvent l’époque bénie de Tati où les collants, les culottes, les t-shirts, les chaussettes, coûtaient 1 franc pièce. Elle remerciait alors Dieu tous les jours de l’avoir mise sur la route de ce magasin hors norme, unique en son genre. De tels bas prix n’étaient pas de trop alors que maman se bagarrait quotidiennement pour parvenir à décemment habiller toute sa famille de neuf enfants.

Alors forcément, aujourd’hui, elle a un petit pincement au cœur. Si Tati Barbès ferme, Barbès ne sera plus Barbès. Et Tati ne sera plus Tati.

Tati Barbès a été le premier du genre à voir le jour. En 1948, Jules Ouaki, un Juif tunisien exilé en France au lendemain de la fin de la seconde guerre mondiale décide d’ouvrir une boutique sur le boulevard Rochechouart. Il reconstitue alors l’atmosphère du bazar de Tunis, sa ville d’origine, où les clients peuvent toucher une marchandise à tout petit prix. Il est l’un des premiers à vouloir faire plaisir aux pauvres.

Si Tati Barbès disparaît, une nouvelle fois, les Bobos auront gagné, eux qui n’ont qu’un rêve c’est de pouvoir gentrifier tout le quartier. Ils ont avancé dans leur entreprise en construisant à deux pas du métro cette immense brasserie chic.

J’ai bien entendu une pensée pour les salariés de Tati, ces petites mains, ces caissières, qui parfois sont dans cette boutique depuis plus de trente ans.

Je pense aussi à toutes les mamans qui arrivaient péniblement mais dignement à joindre les deux bouts grâce à cette enseigne « low cost » et qui vont devoir expliquer à leurs enfants que leurs vêtements devront faire bien quelques mois de plus.

Maintenant, les pauvres n’auront même plus ce prétexte pour aller à Paris. Ils resteront entre eux, achèteront des fringues « made in Bangladesh » sur les marchés de banlieue. Et je vois mal notre nouveau président Macrotte se battre pour que continue à vivre Tati Barbès…

Nadir Dendoune

 

Nadir Dendoune