La chronique du Tocard. Grève des mots au Bac

 La chronique du Tocard. Grève des mots au Bac

C’était comme à l’usine et les candidats se succédaient à la chaîne. Mon tour allait arriver malheureusement plus vite que prévu parce que deux garçons de mon âge qui me devançaient n’avaient pas cru bon de se déplacer à l’oral du bac de français. Les cons.

 

C’est le type posté devant l’entrée de la salle d’examen et qui s’occupait de vérifier les convocations qui m’avait mis au parfum.

– M. Dendoune, dans cinq minutes, ça sera à vous. Cinq minutes, ça voulait dire tout de suite… Je sentis mon cœur s’accélérer comme une manivelle.

 

J’avais aimé le vouvoiement d’usage de ce contrôleur d’identité, pourtant au physique ingrat, pour ne pas dire patibulaire. De belles manières qui me changeaient radicalement des relations habituelles avec les flics. Mais sa politesse ostentatoire ne suffisait pas à effacer mon anxiété qui avait pris du galon, alors que l’échéance approchait.

 

Cet avancement d’horaire n’était pas vraiment le bienvenu pour rassurer mon entourage cardiaque. J’aurais aimé avoir un peu plus de temps pour me préparer. Comme faire des exercices de respiration par exemple. Me détendre un peu. Être opérationnel pour le combat final.

 

La nuit dernière avait été très épaisse en stress. Je m’étais réveillé en nage. J’avais somnolé tout le long, tourmenté à l’idée de me retrouver quelques heures plus tard nez à nez devant un professeur inconnu.

 

L’enseignant, un monsieur proche de la retraite, me demanda de m’asseoir après m’avoir poliment salué. A sa grande surprise, je lui répondis par un silence homérique parce que dans la vie chaque mot compte et qu’il vaut mieux économiser les consonnes et les voyelles pour les choses importantes, surtout quand celles-ci préfèrent l’ombre à la lumière.

Le prof me toisa du regard. Ça commençait pas super mais la suite immédiate allait fort heureusement s’arranger.

 

J’avais le choix entre trois sujets. Mabrouck pour ma gueule de puceau, j’en connaissais un sur le fond de la gorge ! C’était celui que j’avais étudié le plus ! Ça allait être plus fastoche que prévu ! Sur le papier, je partais donc avec un léger avantage intellectuel.

 

Comme le voulait l’usage académique, le prof me donna quelques minutes pour préparer l’entretien. Un peu à l’écart, je me mis à griffonner alors quelques idées sur une feuille vierge. J’écrivis  les grandes lignes, histoire de ne pas perdre le fil au moment de l’ouvrir.

 

– On vous écoute M. Dendoune. Le prof n’était pas seul. Une jeune fille était à ses côtés. Sans doute une stagiaire. A moins que l’enseignant ne soit venu avec sa fille. Je me posais trop de questions. L’important était de rester concentré. La « stagiaire », qui n’en était peut-être pas une tenait également, comme le prof, un bloc-notes dans les mains.

 

Ma sœur m’avait conseillé de soigner mon apparence, persuadée qu’une belle tenue pouvait me rapporter quelques points. Je n’avais jamais été aussi bien habillé : chemise blanche repassée, pantalon à pince, mocassins noirs, parfumé de très près… En mode beau gosse.

 

C’était à moi de jouer. Tout était en place dans mon cerveau, manquait plus qu’à faire la transmission avec la bouche. Je pris une large respiration pour me donner de l’air, comme si je m’apprêtais à franchir la ligne du départ du marathon, ce qui surprit mes deux interlocuteurs.

 

Mais aucun mot ne voulait sortir. Les cons. Je passais le bac de français, c’était pas le moment de jouer à cache-cache. Surtout qu’ils n’avaient aucune excuse : je connaissais parfaitement le sujet, ils n’avaient qu’à suivre le mouvement. Malheureusement, pas une syllabe, pas une consonne n’avait envie de prendre l’air. C’était la grève des mots. La veille pourtant, devant le miroir, Ô mon beau miroir, j’étais pourtant le plus bel orateur du monde.

 

La stagiaire me regarda droit dans les yeux, son regard profond destiné à me donner de la force. Mais rien n’y faisait. Wallou. Voyant mon visage se crisper, l’enseignant prit peur. Puis, il regarda sa montre. Dans dix-neuf minutes, il faudra partir.

 

Je décidai alors de me lancer. Sans filet. Me taire c’était l’assurance d’obtenir un zéro pointé. Je me mis à parler mais c’était le bazar, le désordre à tous les étages. Certes, ma parole était fluide mais les phrases ne voulaient rien dire. Je préférais utiliser des mots de substitution, ceux qui m’étaient favorables, plutôt que de prendre le risque de bloquer sur les autres, ceux avec qui la guerre était déclarée. Je connaissais le sujet sur le bout des ongles mais ma prestation fut de piètre qualité. J’obtins un 5 de pitié. Pour m’être déplacé.

 

Je repense souvent à cet épisode. Aujourd’hui, avec le sourire. Mes deux interlocuteurs ont vraiment dû penser que je n’avais pas révisé. Que j’étais un tocard. J’aurai pu, j’aurais dû parler à l’enseignant de mon handicap mais je ne l’ai pas fait. J’ai eu longtemps honte de lui. C’est comme ça. L’important, c’est d’avancer.

 

Avec l’âge, les choses ont évolué. Positivement. Je me suis fait violence pour prendre la parole devant les gens. Relever la tête. En mode guerrier.  J’ai appris à me détacher du regard de l’autre aussi. Ne plus avoir honte de buter de temps à autre sur un mot. J’ai même appris à en maîtriser le flux. Toute une technique. Et beaucoup de concentration.

 

Il m’arrive aujourd’hui de parler devant 500 personnes. Je suis à l’aise. Le jour et la nuit. On va dire que j’ai pris ma revanche sur mon handicap. Sur la vie.

 

 

 

Les mots ne font plus la grève dans ma bouche. Cela ne veut pas dire pour autant qu’il ne sont plus révoltés…

 

Nadir Dendoune

 

Nadir Dendoune