Gabès Cinéma FEN : Karim Sayad montre l’exil autrement

 Gabès Cinéma FEN : Karim Sayad montre l’exil autrement

Karim Sayed


En compétition dans la catégorie long-métrage, le film « Mon cousin anglais » de Karim Sayad montre un parcours d'exilé en évitant les clichés.


Montrer l'exil autrement. C'est l'objectif du film « Mon cousin anglais » (2019) de Karim Sayad, en compétition dans la catégorie long-métrage lors du Gabès cinéma FEN.


En filmant son cousin, exilé algérien en Angleterre depuis près de 20 ans, le réalisateur invite le spectateur à se rendre compte de la complexité des enjeux qui tourmentent les personnes parties loin de chez elles. Karim Sayad revient pour nous sur ce que ce documentaire raconte.


LCDL : Comment est née l'idée de faire un documentaire sur votre cousin ?


Karim Sayad : C'est une conjonction de choses. Mais j'ai commencé en toute fin 2016 à me mettre à l'écriture de ce projet. Et pour moi, un des facteurs était la représentation de la question de la migration dans le cinéma documentaire mais aussi dans les médias en général, j'étais frustré de voir que beaucoup des représentations étaient soit un peu misérabilistes, beaucoup de bateaux, des camps, des pauvres qu'on doit aider. Soit plus sous un prisme de droite, une représentation sous le spectre de la menace, ils nous envahissent etc… Je trouvais ça extrêmement réducteur, étant donné qu'étant moi-même fils d'immigrés j'avais accès à des parcours, je m'étais dit que c'était intéressant d'essayer de créer une représentation un peu alternative.


Et du coup, ça tombait bien cette année-là parce que c'est l'année où mon cousin m'annonce sa volonté de rentrer s'installer en Algérie et de se marier. Là je me dis, intéressant, parce que j'ai une séquence dramaturgique qui s'ouvre. A travers la petite histoire du mariage, essayer de raconter la grande qui serait une histoire de migration inversée. C'est-à-dire quelqu'un qui a réussi à venir et qui soit satisfait de rentrer. Je me disais que ça amenait un peu de complexité dans ces représentations.  


Et puis autre chose, le rapport personnel, à lui, qui est proche. Quand j'avais 16-17 ans (…) il venait de débarquer à Marseille, en clandestin. Et je découvre ce cousin, plus âgé que nous (…) après j'allais beaucoup le voir en Angleterre.


Il y avait ce lien très proche et cette profondeur dans son histoire à lui. Avec tous ces ingrédients j'étais persuadé qu'il y avait moyen de raconter l'intimité de quelqu'un avec ses doutes…


Dans le documentaire, il y a beaucoup de moments où les doutes l'envahissent, silencieusement. Etait-ce un point essentiel ?


C'est très vite devenu un point important de la réalisation du film en lui-même. Évidemment quand je commence en décembre 2016, à me dire que l'histoire et la courbe dramaturgique va être la préparation de ce mariage. Je savais, ce n’est pas mon premier film, ça ne se passe jamais comme prévu un documentaire, mais à ce point là, je ne m'y attendais pas et ça a été très vite.


En fait, ce type ne va probablement pas se marier, ne va probablement pas rentrer, et ne va probablement pas l'intellectualiser pour le rendre aux spectateurs de façon intelligible et construite. Et du coup, le défi était de voir comment confronter l'échec de mon hypothèse de départ, à savoir l'histoire que j'allais avoir et les scènes que j'imaginais, essayer finalement de retourner ces difficultés en force.


Le film est là-dessus, sur cette interrogation et sur cette absence de réponse. Et là où j'ai été content et ému, en tout cas pour les quelques projections qu'on a pu avoir, c'est qu'il y a des spectateurs qui vont passer à côté, mais les gens qui sont de près ou de loin concernés ont souvent compris ce que je voulais dire. J'ai le souvenir qu'à Leipzig, un Tunisien qui était au cinéma un  peu par hasard et qui m'invite à aller boire une bière à la fin de la projection parce que ça lui rappelle son parcours, ses questionnements.


Une des motivations du retour au pays, outre le changement de vie, est le fait de vouloir être présent pour sa mère. Mais une fois là-bas, on a ce sentiment qu'il ne sent pas mieux. Y avait-il dans le film cette volonté de montrer le fait qu'après tant d'années, finalement, l'exilé a l'impression d'être chez lui nulle part ?


Je ne peux pas parler à sa place mais c'est ce que j'en ai ressenti. Ce qui était une expérience dans la réalisation de ce film, c'est que finalement c'est un personnage qui ne fait que des fausses promesses aux spectateurs.


Je promets un retour au pays mais finalement on ne comprend même pas s'il rentre ou pas, on comprend qu'il va rester entre les deux. On promet un mariage qui est annulé, un autre qui est également annulé. On promet un personnage qui dit qu'il veut rentrer voir sa mère mais quand il est là-bas, il l'évite, enfin il est extrêmement froid avec elle. Et du coup, il y a un côté arnaque dans ce film, « je vous mets 1h20 devant un type qui vous promet des choses qu'il ne fait jamais ».


C'était justement l'objet de la réalisation, apprendre qu'est-ce que ça raconte. Au-delà même de la question de la migration, on a tous pensé, à des moments où ça allait moins bien dans nos vies, à se dire « je claque tout et je recommence ailleurs ». Mais on est 0,1 % à le faire réellement. Je pense que ça nous ramène aussi au côté absurde de cette vie. C'est comme disait Camus, il faut imaginer Sysiphe, ou son caillou, heureux en fait.


Le neveu de Fahed, qui a envie de faire sa vie à l'étranger, juge les décisions de Fahed assez durement. Est-ce que vous vouliez montrer qu'il est autant admiratif de son oncle parti vivre en Angleterre, qu'il est interrogatif face à ses hésitations concernant le mariage ?


Ce que je pense que le film raconte aussi c'est cette espèce de double pression sociale qui est exercée sur Fahed. Il essaie en continu, quand il est en Angleterre, de rentrer dans un moule. Avec le personnage du neveu, mon intention était de faire comprendre le poids de ces pressions sociales. Et en même temps de l'y confronter pour montrer qu'après 20 ans d'exil, on ne vit plus là-bas, dans son pays d'origine, et donc quelle est la pertinence de ces pressions ? Et comment on s'en libère ou pas, quand on a 20 ans d'exil et pas forcément un capital culturel et intellectuel. On ne le sait pas dans le film mais mon cousin ne sait pas lire et écrire.


C'est un peu cette ambivalence, entre ce sentiment qu'il y a un moment dans sa vie où il atteint un plafond de verre, et en même temps de valoriser tout ce qu'il a déjà réussi à accomplir puisque peu de prétendants à l'immigration clandestine arrivent à se faire une immigration comme il l'a réussie. L'idée d'inclure mon petit cousin, et d'une manière générale ma tante aussi en Algérie, c'était de trouver un moyen, pour un personnage qui est toujours seul dans la partie anglaise du film, qui va avoir des interactions relativement superficielles avec ses colocataires ou son patron pour lequel il bosse au Kebab, d'utiliser des « complices », pour le confronter sur ses contradictions.


J'ai fait le choix d'utiliser des gens de ma famille parce que je pensais que ça avait une meilleure légitimité d'avoir des gens qui vivaient là-bas et qui avaient grandi avec lui que moi finalement qui vivais à l'étranger quoi. Je trouve que c'était plus éclairant pour le spectateur. 


Le personnage de la tante Nadia, finalement ne lui met pas tant la pression, et même semble comprendre la position de Fahed…


C'est toute l’ambiguïté et le dilemme. Il y a ce fameux livre sur l'immigration maghrébine en France de mon homonyme Abdelmalek Sayad qui parle de cette double absence.


Je pense que l'immigré quand il est loin de chez lui, qu'il ne peut plus y retourner, qu'il n'y vit plus, il n'est plus en contact avec cette réalité. Et, comme par un sentiment de survie, il va s'attacher à ce qui devient presque des clichés de ce qu'est être un Algérien, c'est-à-dire les choses un peu « à l'ancienne ». Alors que les gens là-bas veulent faire la révolution, parce qu'ils en ont marre de ça en fait.


Et on se rend compte que pour ce type, qui essaie de garder ce qu'il lui reste de lien avec là-bas, voir que là-bas les gens essaient de le contester, quelque part ça devient très compliqué à gérer finalement. Je n'ai pas de réponse à ça et je ne veux surtout pas porter de jugement, mais je voulais essayer de montrer autre chose des personnes en exil que ce qui s'en dit dans les médias. Quand on voit comment mon cousin réfléchit, on voit que c'est infiniment plus complexe et profond que ces simplifications.


Ma tante est très importante dans le film parce que c'est un personnage qui lui rentre dedans. Nous, spectateurs on aimerait le faire à plusieurs reprises et je pense qu'elle prend un peu le spectateur par la main, pour aller lui poser des questions ou le mettre face à ses contradictions qu'il n'arrive pas à résoudre.


Sur la fin du film, la vague de contestation débutée en février 2019 monte et emporte la jeunesse dans son sillage. Paradoxalement, dans cette volonté collective de changement, Fahed semble continuer à vivre sa routine. Etait-ce une volonté de montrer ce paradoxe ?


On avait déjà commencé le montage du film et on était vraiment coincé, on n'avait pas trop de fin. C'est là que mon cousin m'apprend qu'il veut se re-fiancer avec quelqu'un, qu'il prévoit d'y aller. C'était une semaine après le début des événements. Du coup, je ne savais pas trop bien ce que j'allais faire mais j'ai dit à ma productrice, que ce serait vraiment trop bête de ne pas prendre la caméra et essayer de voir ce qu'il va s'y passer.


Va-t-il manifester, ne va-t-il pas manifester, va-t-il se positionner ou pas ? Et en même temps, il y avait le gros danger qu'il n'y avait aucun recul et le film n'est évidemment pas sur ce qu'il s'est passé en Algérie. Ce qui est un peu venu avec le temps, quand j'y suis allé, c'était que, finalement, on a ce personnage qui est dans les limbes de ces deux mondes qui sont cette Angleterre ouvrière, postindustrielle, et cette Algérie. Ces deux mondes sont en train de vivre des changements assez importants, à savoir le Brexit pour l'Angleterre et ce mouvement de contestation pour l'Algérie. Le film ne traite ni du Brexit, ni du Hirak, mais j'avais envie de donner juste quelques éléments pour comprendre qu'en plus des choix difficiles au niveau individuel qu'il a à faire, ses deux mondes sont aussi dans des phases d'incertitude et de changement qui n'aident pas à faire des choix de long terme.


Avec le petit cousin dans ces manifestations, l'idée c'était de montrer que cette pression sociale à laquelle Fahed est tellement accroché, le petit, qui va potentiellement le juger ou étiqueter ces règles sociales qui formatent la société, lui-même, à 10 ans, voit sous ses yeux ce que personne de la génération de Fahed n'a jamais vu, et même les générations d'avant. C'est aussi pour montrer que ce monde change et que c'est un sacré bordel !


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Charly Célinain