«Il y a plus de mots arabes que gaulois dans la langue française», Jean Pruvost professeur de lexicologie

 «Il y a plus de mots arabes que gaulois dans la langue française», Jean Pruvost professeur de lexicologie

« Nos ancêtres les Arabes


Jean Pruvost est professeur de lexicologie et d'histoire de la langue française. Son dernier ouvrage « Nos ancêtres les Arabes, ce que notre langue leur doit », paru aux éditions Lattes remet les pendules à l'heure. Un livre que les fachos ont bien sûr détesté…


LCDL : L'arabe est en troisième position parmi les langues à laquelle le français a le plus emprunté de mots. Comment l'expliquez-vous ?


Jean Pruvost : Le français est né tardivement d’un mélange d’une centaine de mots gaulois, d’une masse de mots latins – 95 % du vocabulaire alors, correspondant à la conquête romaine – et de mille mots environ issus des invasions germaniques.


La langue française naît véritablement au IXe siècle, comme l'atteste la toute première trace écrite datant du 14 février 842. "Les serments de Strasbourg », acte fondateur de la langue française, signent l'alliance militaire entre Charles le Chauve et Louis le Germanique, contre leur frère aîné, Lothaire Ier. Ils sont tous trois les petit-fils de Charlemagne. 


La langue française n’est pas alors bien riche : il lui manque énormément de mots pour devenir forte et rayonnante. Nos premiers emprunts essentiels seront faits au IXe siècle, avec les conquêtes arabes. Un phénomène qui ne cessera de s'accroître tout au long du Moyen Âge, continuant plus tard avec l'orientalisme fin XVIII et XIV siècle. La colonisation en Algérie, puis sa décolonisation, plus récemment le rap, apporteront aussi leur lot de mots arabe. De fait, l’emprunt à la langue arabe n’a jamais cessé depuis le IXe siècle.


Concrètement, qu'est ce qu'a apporté la langue arabe à la langue française ?


La langue arabe a beaucoup apporté à la langue française, et ce, dans trois domaines. 

D’abord, dans la politique, avec des mots comme émir, calife, vizir.


Ensuite, par le biais des savants, comme Avicenne et Averroès. Naquirent alors des mots comme algèbre, chimie, algorithme, zénith, nadir, hasard, chiffre, zéro, suivis par une foule de mots utilisés en médecine, issus de la connaissance des plantes.


Enfin, dans le domaine de l’économie, dans les échanges commerciaux. Par exemple, avec des mots désignant des fleurs comme le jasmin, le lilas, mais aussi des légumes et des fruits jusque-là non cultivés en Europe, comme les oranges, l’abricot, mais aussi les aubergines, les épinards, les artichauts, l’estragon, le potiron, sans oublier quelques spécialités culinaires passées entre autres par l’Italie, le sorbet, le sirop, le sucre, la mousseline (issue de Mossoul).


C’est ainsi que chaque matin lorsqu’on prend une tasse de café, avec zéro sucre, et un jus d’orange, sans le savoir, on s’exprime avec des mots issus de la langue arabe. Avec les guerres de colonisation au XIXe siècle et la décolonisation, vinrent ensuite des mots comme baroud, bled, ou comme baraka. Puis se développèrent à la fin du XXe siècle, le slam et le rap, par le biais desquels s’installèrent des mots récents comme avoir le seum, c’est-à-dire « avoir le cafard », ou encore kiffer, belek.  


De nouveaux mots arabes sont donc apparus avec l'immigration récente ?


Assurément, et on peut distinguer deux types d’immigration. D’abord, celle de ceux qu’on a appelé les « pieds noirs », autrement dit les rapatriés d’Algérie, qui vinrent en France à partir des années 1960 avec notamment des expressions comme un « chouya » ou « un chouïa », c’est-à-dire « un peu », qu’ils popularisèrent.


Et puis, s’y est ajouté tout ce qui concerne la gastronomie. En effet, même si on avait entendu parler de ces plats, personne pour ainsi dire ne les connaissait dans l’hexagone. Et d’un seul coup se sont popularisés avec délice, des mots comme méchoui, merguez dont on date l’entrée en France en 1953. Sans oublier le couscous, le tajine, l’harissa. C’est l’époque ou de nombreux restaurants gastronomiques consacrés aux plats de l’Afrique du Nord, ont pris pied dans toutes les grandes villes.


Enfin, issus de l’immigration récente, quelques mots sont passés par les enfants qui en devenant adolescents ont lancé le rap avec des mots issus de la langue arabe. Or toute la jeunesse a retenu ces mots, du fait même que ces raps sont écoutés et réécoutés à la radio. Par exemple, « mettre le dawa », le désordre, tout de même plus joli que « mettre le foutoir » ou autre mot plus crû… 


Au final, vous dites que nous parlons plus arabe que gaulois ?


C’est indéniable. D’un côté, on compte une centaine de mots gaulois, des mots comme ruche, trou, dune, castor, et de l’autre, pour les mots issus de la langue arabe ou passés par la langue arabe, il faut en dénombrer au moins cinq à six cents dans nos dictionnaires généraux. Il faut aussi tout de suite dire que ce chiffre augmenterait considérablement si on entrait dans des vocabulaires spécifiques comme celui de la pharmacie et de la flore. 


Malgré tout ce que vous dites, la langue arabe est très peu valorisée en France. Comment l'expliquez-vous ? 


C’est vrai que par ignorance, on ne reconnaît souvent que les mots familiers comme kiffer, gourbi, nouba, etc. Mais en vérité, il y a tous ceux que l’on n'utilise pas quotidiennement et qu’on ne repère pas comme issus de la langue arabe. Par exemple, lorsqu’une dame s’habille et porte une jupe, un caban, un pull mohair (qui vient de la moire, repris en anglais), un gilet de satin, ce sont là tous des mots venus de la langue arabe ou par la langue arabe. Le satin est par exemple issu de l’arabe zaituni, qui signifiait de la ville de Tsia-Toung, Zaitun, en Chine. Sans parler de disciplines comme l’algèbre ou la chimie, si importantes dans notre monde.


Que faudrait-il faire à votre avis pour que la langue arabe trouve sa juste place en France  ?


Je suis persuadé que si l’on apprenait l’histoire de la langue française au lycée, comme à l’Université, d’un seul coup on prendrait conscience de l’importance de la langue arabe dans notre langue française, et elle serait alors valorisée.


Connaître l’histoire d’une langue, c’est bien retrouver ses racines ce qui permet en l’occurrence de constater que de nombreuses racines de la langue française et de nombreuses racines de la langue arabe se sont harmonieusement entremêlées.


En vérité, la lecture de mon livre « Nos ancêtres les Arabes » joue ce rôle et j’ai pu constater à quel point chacun en le lisant découvre avec d’abord stupéfaction, puis plaisir l’importance de la langue arabe dans notre langue. Voilà qui construit à mon avis une meilleure harmonie. 


Quel impact pourrait avoir selon vous une langue arabe "valorisée" chez les populations immigrées d'origine arabe ?


Je suis convaincu que cela permettrait d’abord aux populations immigrées de se sentir pleinement reconnues, ensuite de pouvoir partager à double titre, l’histoire de la langue française et celle de la langue arabe, toutes deux s’enrichissant mutuellement.


C’est me semble-t-il le moyen d’édifier à relation harmonieuse que nous appelons tous de nos vœux. On pense différemment quand on se rend compte que les civilisations s’enrichissent les unes les autres.


Enfin, peut-être aussi que cela nous pousserait à mieux connaître la langue arabe, à l’apprendre, ce qui ne peut être que profitable.


Propos recueillis par Nadir Dendoune

Nadir Dendoune