Aziz Senni : « L’audace est un outil majeur »

 Aziz Senni : « L’audace est un outil majeur »

Crédit photos : Norbert Distel – Steve Prezant/Image Source/AFP


Cet entrepreneur à succès, créateur du premier taxi collectif, est aussi l’auteur de “L’ascenseur social est en panne, j’ai pris l’escalier” (éd. L’Archipel, 2005). Il pose un regard critique sur ce qui a changé ces dix dernières années, pointant un certain blocage de la société française. 


Vous avez poursuivi votre constat social, il y a cinq ans, en publiant “L’ascenseur est toujours en panne, il y a du monde dans l’escalier”. S’il y avait un troisième tome à écrire en 2018, comment s’intitulerait-il ?


Ce serait sans doute : Il n’y a plus d’ascenseur ! Pour ­filer la métaphore, j’ajouterais qu’aujourd’hui “l’escalier est bondé, les marches de plus en plus hautes et la rampe bancale” ! Le rêve français ne s’est jamais produit, parce que les politiques n’ont rien fait de concret pour “réparer l’ascenseur”. La France est l’héritière des grands ­philosophes, il y a beaucoup de belles idées, mais peu d’actions. Le constat est simple : on ne vit pas mieux qu’il y a dix ans. La situation se crispe même dans tous les domaines : logement, éducation, travail…


 


Les discriminations à l’embauche des jeunes issus de l’immigration sont-elles les mêmes aujourd’hui qu’au début des années 2000 ?


En 2007, Nicolas Sarkozy a voulu faire de l’égalité des chances un symbole en créant un ministère. Mais ce n’était qu’une vitrine, teintée de marketing ! L’égalité des chances, réelle, aucun politique ne s’en est chargé. J’ai été l’un des fervents défenseurs du CV anonyme pour lutter contre ces comportements discriminatoires (après les émeutes dans les banlieues françaises, en 2005, la loi sur l’égalité des chances l’a rendu obligatoire, ndlr). L’idée, depuis, est quasi passée aux oubliettes. La situation s’est durcie. Autrefois, les conditions sociales étaient un gage de réussite. Ce n’est plus vrai aujour­d’hui. Que l’on soit fils de diplomate arabe ou jeune maghrébin de banlieue, c’est tout aussi difficile de trouver sa place.


 


Qui, des hommes ou des femmes issus de l’immigration, semble le plus subir ces discriminations ?


Sans se référer aux origines sociales ou ethniques, les inégalités entre hommes et femmes sont encore très présentes dans le monde du travail. Les écarts de salaires, à études et à compétences égales, sont toujours là, malgré les bonnes intentions. Cela dit, dans les faits, j’ai constaté que les jeunes femmes issues de la diversité ont tendance à être moins discriminées à l’embauche que leurs homologues masculins. Mais elles le seront ensuite du fait de leur condition féminine !


 


Ce plafond de verre semble s’épaissir aujourd’hui. Pour quelles raisons ?


Le climat actuel est à la peur et la suspicion. Les événements tragiques de ces dernières années et les amalgames entre musulmans et terrorisme y ont nettement contribué. Je l’observe dans le cadre des travaux que je mène au Medef (il est vice-président de la commission ­dynamique entrepreneuriale de l’organisation patronale ­depuis 2017, ndlr). Certains chefs d’entreprise ont des ­réflexes irrationnels, pas forcément conscients, à la vue d’un tapis de prière sur le lieu de travail ! C’est oublier que la génération de nos parents disposait, comme chez PSA, de salles de prière. Les temps ont changé. Un long travail d’apaisement doit être entrepris. Les dirigeants et leurs recruteurs doivent être formés, afin d’intégrer tout le monde de façon impartiale. Je suis pour une financiarisation de la discrimination, en multipliant par 10 les amendes infligées aux entreprises contrevenantes, comme c’est le cas dans les pays anglo-saxons.



Vous disiez en 2010 que les jeunes doivent “taper l’incruste” dans l’entreprise. Pensez-vous que cela soit toujours aussi efficace ?


L’audace est un outil majeur. Plus que jamais, j’incite les jeunes issus de l’immigration à faire la différence en proposant de nouveaux projets. Mais la première source de recrutement, c’est le bouche-à-oreille et la cooptation. Or, en dehors de Facebook, aucun jeune ne sait se constituer un réseau !


 


A 23 ans seulement, vous avez créé ATA, la première entreprise de taxis collectifs. En 2001, vous étiez donc précurseur des VTC ! Que pensez-vous de “l’ubérisation” des transports ?


Je suis heureux d’avoir eu cette vision de “taxi brousse en ville”, et ce à une époque où personne n’y croyait. Pour autant, je me suis toujours battu pour ouvrir le marché des taxis, et je continue à le faire. Selon moi, les VTC, forts de leur succès récent, ont tendance à refermer la porte derrière eux. Les chauffeurs sont souvent des jeunes issus de l’immigration. Et j’ai une grande confiance en cette population pour réinventer le métier et ouvrir la concurrence ! Quant à “l’ubérisation” de la profession, je pense que ça n’est qu’une phase de transition. D’ici à dix ans, les voitures autonomes sans chauffeur prendront le relais.


 


Vous vous êtes éloigné de la politique après vous y être engagé avec ferveur, notamment auprès de Jean-Louis Borloo, l’ancien président de l’Union des démocrates indépendants (UDI). Y reviendrez-vous un jour ?


C’est peu probable. J’ai cru que l’on pouvait changer les choses de l’intérieur. Jouer “le Beur de service” n’est pas un souci en soi, si les choses avancent. Hélas, la politique est un milieu très conformiste et conservateur. J’ai fini par comprendre que les évolutions ne se joueraient pas là, mais plus sur le terrain, à l’instar de ce que font les syndicats, les associations, les entrepreneurs… chacun à son échelle. On peut contester le système sans être d’extrême gauche ! Pour moi, aujourd’hui, il faut avoir une ambition libérale et savoir rester humaniste. Ce n’est pas incompatible. La preuve, je viens de créer une nouvelle entreprise en Afrique, C mon taxi, qui ­permet à chaque chauffeur de devenir propriétaire de son véhicule sans aucun apport. 


La suite du Dossier : Briser le plafond de verre 


Briser le plafond de verre


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MAGAZINE MARS 2018

Alexandra Martin