Quand Paris bat monnaie

 Quand Paris bat monnaie

crédit photo : Issouf Sanogo/AFP


Considéré comme une monnaie africaine parmi d’autres, le franc CFA est en réalité l’enfant naturel de l’empire colonial français. Un ouvrage récent revient sur sa genèse, ses rouages et, surtout, son utilité à des fins de contrôle politique et économique. 


“Franc CFA”. Depuis plus de soixante-dix ans, ce ­binôme est associé à une quinzaine de pays d’Afrique de l’Ouest et d’Afrique centrale, qui ont en commun d’avoir été sous domination française. Une monnaie utilisée à une échelle régionale, et dont nul ne songe à questionner la fonction réelle. Il ne s’agit pourtant pas du dirham marocain, du dinar algérien ou de l’ariary malgache, autant de monnaies nationales en vigueur dans d’autres ex-colonies de la France.


Comme son nom l’indique, le franc CFA est bien avant tout une monnaie française. Créée par Paris au service du “pacte colonial”, qui instaurait “des rapports de dépendance”, obligeant “les colonies à s’ajuster en ­permanence à la conjoncture de la métropole et aux exigences de son développement économique”.


 


Un dispositif ancré


Dans leur ouvrage qui vient de paraître – L’arme invisible de la Françafrique. Une histoire du franc CFA –, la journaliste Fanny Pigeaud (voir son interview page 34) et l’économiste Ndongo Samba Sylla décortiquent une histoire et un système, donnant à voir un authentique scandale : au XXIe siècle, en toute impunité, la France garde la main sur la monnaie, instrument majeur de souve­­­rai­neté s’il en est, de 15 Etats africains indépendants.


Le franc CFA, pour “franc des colonies françaises d’Afrique”, naît en 1945 et devient aussitôt la monnaie en vigueur au sein des pays de la zone franc. Créée, elle, en 1939 par Paris, imitant son rival anglais, la zone franc repose sur une logique simple : libre-échange en interne, protectionnisme au-delà. Au moment des ­indépendances, au début des années 1960, la France est “la seule ex-puissance coloniale à maintenir sa zone monétaire en Afrique.”


Aujourd’hui, la zone franc compte, outre la France, 15 Etats, divisés en trois entités : l’Union économique et monétaire ouest-africaine (UEMOA) regroupant le Bénin, le Burkina Faso, la Côte d’Ivoire, la Guinée-Bissau, le Mali, le Niger, le Sénégal et le Togo ; la Communauté économique et monétaire de l’Afrique centrale (Cemac) regroupant le Cameroun, le Congo, le Gabon, la Guinée équatoriale, la République centrafricaine et le Tchad ; l’Union des Comores, où est utilisé le franc comorien.


Les trois zones possèdent chacune leur banque centrale : la Banque centrale des Etats d’Afrique de l’Ouest (BCEAO), la Banque des Etats d’Afrique centrale (Beac) et la Banque centrale des Comores (BCC). En zone UEMOA, CFA signifie désormais “Communauté financière africaine” et en zone Cemac, “Coopération financière en Afrique centrale”.


 


Une architecture éprouvée


Le “système CFA” repose, expliquent les auteurs, sur quatre grands principes. Le premier : la fixité des parités (depuis 1999 et le passage à l’euro en France, 1 euro vaut 655,95 francs CFA et 491,96 francs comoriens). La monnaie française est la monnaie d’ancrage des francs CFA et comorien, dont la valeur en euro ne varie pas, quelle que soit la conjoncture économique.


Deuxième principe : le libre transfert. Transactions courantes et mouvements de capitaux sont libres et ne sont pas soumis à des restrictions en matière de change au sein de la zone franc.


Troisième principe : la convertibilité illimitée. Les francs CFA et comorien peuvent s’échanger avec l’euro sans aucune restriction. Pour ce faire, le Trésor français s’engage “à prêter autant d’argent qu’il le faut aux banques centrales de la zone franc dans le cas où leurs avoirs extérieurs seraient épuisés”. Pour autant, cette convertibilité ne peut se faire que sous la supervision du Trésor français et “les deux francs CFA et comorien ne sont pas librement convertibles entre eux”.Par exemple, un Malien se rendant au Tchad doit d’abord convertir ses CFA de la BCEAO en euros avant de reconvertir ses CFA d’Afrique de l’Ouest en CFA d’Afrique centrale. Autant d’opérations qui font de l’euro “l’intermédiaire privilégié dans les échanges entre pays africains”.


Quatrième principe : la centralisation des réserves de change. Les trois banques centrales de la zone franc sont tenues de déposer 50 % de leurs avoirs extérieurs auprès du Trésor français. Enfin, l’outil permettant de mettre en œuvre ces principes est le compte d’opération. Un compte courant libellé en ­euros que chaque banque centrale a ouvert auprès du Trésor français. Toutes les entrées et sorties de devises des pays africains de la zone franc y transitent.


Selon le discours invariable des autorités françaises depuis 1960, ce système garantirait la stabilité des économies concernées. En réalité, il entretient un jeu de dupes, mis en lumière par Fanny Pigeaud et Ndongo Samba Sylla. “Aucun pays ne peut disposer d’un budget ­illimité”, rappellent les auteurs. Ainsi, toute garantie ­financière est illusoire”, appuient-ils.


Alors, pour assumer ce rôle qui lui octroie une tutelle politico-monétaire de fait sur les pays de la zone franc, Paris compte simplement sur la centralisation des réserves de change (quatrième principe) : les devises déposées par les économies exportatrices (Côte d’Ivoire) compensent celles des économies plus faibles. Et s’il advient que les réserves fondent au point que leurs comptes d’opérations deviennent débiteurs, la BCEAO et la Beac sont tenues, par divers outils, dont le transfert de leurs autres avoirs extérieurs ou la réduction des crédits, de renflouer. “La France se sert de son rôle présumé de garant comme prétexte et moyen de chantage vis-à-vis de ses ex-colonies, afin de mieux les ­satelliser économiquement”, ­résument les auteurs.


 


Une arme redoutable


Le dispositif franc CFA demeure sans conteste “l’arme principale de l’Etat français pour assurer la continuité de la Françafrique”, ce système mis en place au moment des indépendances pour permettre à Paris de garder la main sur les ressources stratégiques de ses anciennes colonies en échange de son soutien, notamment militaire et répressif, aux dirigeants alliés.


En faisant de la France le premier créancier de la zone franc, le dispositif CFA la met dans une position qui lui permet d’exercer des pressions sur les débiteurs. Pour qu’ils signent des accords avec le Fonds monétaire international (dont la direction échoit traditionnellement à… la France), pour faire gagner des contrats à ses entreprises, capter des produits stratégiques (l’uranium du Niger), ou entretenir une “politique d’influence” sur la scène internationale.


A cette fin, les maîtres du franc CFA savent manier la carotte, en garantissant “quelques avantages économiques à certains groupes sociaux africains”. Mais aussi le bâton : lors de l’intervention militaire française en Côte d’Ivoire en 2011, qui a abouti à l’arrestation du Président Laurent Gbagbo, le pays s’apprêtait à quitter la zone franc…


“Un Etat du XXIsiècle n’est vraiment souverain que dans la mesure où il dispose d’une monnaie souveraine”, rappellent les auteurs dans leur conclusion. Aujourd’hui, 90 % des réserves d’or de la BCEAO sont déposées à la Banque de France. Vous avez dit souveraineté ? 


 


LE DOSSIER : LE COLONIALISME TOUJOURS VIVACE


Fanny Pigeaud : « Bientôt, la France ne pourra plus maintenir son emprise »


L’islam de France, le grand capharnaüm


Jalila Sbaï : « L’incompatibilité de l’Islam n’est qu’un prétexte »


Colonialisme, l’héritage tenace

Emmanuel Rionde