« On a l’impression que ce bout de tissu a mis le feu à la République », Samia Chala, réalisatrice de Madame la France, ma mère et moi…

 « On a l’impression que ce bout de tissu a mis le feu à la République », Samia Chala, réalisatrice de Madame la France, ma mère et moi…

La réalisatrice Samia Chala


 


En ces temps d’islamophobie rampante, « Madame la France, ma mère et moi », le nouveau documentaire de Samia Chala, est à ne rater pour rien au monde. Salué par la critique, il a déjà été diffusé sur France 3 Corse en 2013. Les spectateurs pourront le découvrir sur Public Sénat le mardi 7 avril et le jeudi 16 avril. Aussi incompréhensible qu’il soit, la chaîne parlementaire a décidé de le diffuser les deux fois à 12h30, et donc à une heure de faible écoute. Comme si Public Sénat n’assumait pas totalement son choix…


 


La réalisatrice Samia Chala, auteure d’une dizaine de films, est née à Alger en 1964. « En revisitant les stéréotypes qui collent à la femme arabe depuis l’histoire coloniale, Madame la France, ma mère et moi interroge le regard que portent les Français sur les femmes d’origine maghrébine. Féministe, laïque, croqueuse d’islamistes, j’ai vécu en Algérie jusqu’à l’âge de mes trente ans. J’ai quitté mon pays dans les années 90, au moment de la guerre civile. Arrivée à Paris, j’ai découvert avec curiosité « Madame la France », comme disent les vieux immigrés. Mais avec les incessants débats sur le voile, la laïcité, l’islam, les musulmans… mon histoire d’amour avec « Madame la France » s’est singulièrement compliquée. Interview sans langue de bois avec Samia Chala…


 


LCDL : Pourquoi était-il important pour vous de faire ce film?


Samia Chala : Les musulmans et la « question de l’islam » sont devenus une telle obsession nationale que j’ai eu envie d’en rechercher les racines. Comme je ne suis pas historienne mais réalisatrice, je suis partie de mon ressenti – « je m’étouffais » comme on dit à Alger !- avec mon parcours personnel de femme, algérienne, qui est arrivée en France au milieu des années 90. Ma prise de conscience s’est faite en plusieurs temps : il y a eu le 11 septembre 2011 et le début des amalgames entre musulmans, islamistes et terroristes. J’ai été très vite effrayée par ce mélange d’ignorance et, chez beaucoup, d’esprit de supériorité. La mécanique du « choc des civilisations » imprégnait déjà beaucoup de discours. Ca n’a fait que s’accentuer. Ensuite, est arrivée la loi de 2005 sur les « aspects positifs » de la colonisation, votée par une majorité de députés français : je suis née après l’indépendance et, avant d’arriver à Paris, je croyais naïvement que cette histoire était réglée, à défaut d’être apaisée. Je suis impressionnée par cette imprégnation de la guerre d’Algérie chez plusieurs générations de Français. Depuis dix ans, les discours politiques ne cessent de remettre cette histoire dans le débat national avec un parfum d’Algérie française.


L’islamophobie en France trouve sans aucun doute sa matrice dans cette histoire toujours mal cicatrisée. Certes, beaucoup de pays européens sont aussi travaillés par l’islamophobie mais en France, l’Arabe, le musulman sont très instinctivement associés, dans l’imaginaire national, au maghrébin et plus encore à l’Algérien. Mon malaise a été encore plus grand –et c’est un peu cette prise de conscience que je raconte dans mon film- quand j’ai découvert à quel point le voile posait problème aux Français. On a l’impression que ce bout de tissu a mis le feu à la République. Je me suis interrogée sur les raisons de tant de passions et je suis remontée dans l’histoire, la grande et aussi celle de ma famille…


 


En Algérie, vous vous battiez pour que les filles ne soient pas obligées de porter le voile. En France, vous défendez le droit des filles à le porter. N'y a-t-il pas une contradiction?


Ca va vous étonner, mais pour moi, c’est le même combat. En Algérie, c’est vrai, j’étouffais face à la pression islamiste exercée sur les femmes pour porter le hidjab. Etudiante, puis jeune ingénieur à Alger, j’ai milité dans des mouvements féministes et anti-islamistes. Mais en France, dans cette république qui est solide et qui en a vu d’autres (dois-je rappeler que les crucifix sont restés dans les salles de classes bien après la loi de 1905 ?) jusqu’a exclure des filles de l’école, vous vous rendez compte ? Dans la France de Jules Ferry, exclure des filles de l’école me parait grave et surtout contre-productif : c’est la meilleure façon de les radicaliser et de les rejeter. D’ailleurs, j’ai du mal à comprendre beaucoup de féministes françaises –et algériennes- qui veulent « émanciper » par force en chassant les filles de l’école et du travail.


Le voile m’est apparu comme un fil rouge pour mon travail et j’en ai symboliquement revêtu plusieurs dans mon film … En poussant mes recherches, je suis tombée sur ces archives très fortes des années 50-60 où on voit ces « cérémonies de dévoilement » que madame Salan et madame Massu organisaient à Alger sur la place publique … pendant que leurs maris torturaient dans les caves des villas. Etonnez-vous après qu’à l’indépendance en juillet 1962, les vainqueurs du FLN aient symboliquement voilé la statue équestre de Jeanne d’Arc. Quelle charge de symboles et quelles histoires sans cesse rejouées autour de ce voile !


 


Comment expliquez-vous ce regain d'intérêt, aujourd’hui, pour la religion chez ces Français issus de la colonisation ?


Le plus souvent, je le vois comme une affirmation identitaire. C’est tout ce qui reste à une population qui se sent mal aimée… Sondage après sondage, on voit à quel point les Français rejettent l’islam et les musulmans comme un corps étranger. Beaucoup de jeunes –et moins jeunes- Français d’origine maghrébine ou africaine noire font de cette religiosité un étendard. Bien sûr, beaucoup d’autres éléments entrent en jeu : il y a, chez nombre de musulmans, une réelle quête de sens et une démarche purement mystique que je ne nie pas, évidemment. Mais les historiens pourront dire plus tard à quel point ce matraquage quotidien des musulmans depuis une vingtaine d’années (sous couvert de lutte contre le terrorisme et l’islamisme) a été un accélérateur puissant de cette revendication religieuse.


Quant à la réaction des Français non musulmans, je peux la comprendre : il y a l’instrumentalisation du contexte géopolitique (Afghanistan, Irak, Syrie…le djihadisme ) qui ne favorise pas la compréhension. Les préjugés anti-arabes ou anti-musulmans sont comme tous les préjugés, nourris d’ignorance : même à mes amis Français, j’ai besoin d’expliquer que l’islam de ma mère, est un monument de bonté et de tolérance. J’en veux beaucoup plus en revanche aux élites, aux intellectuels, aux politiques ou aux journalistes qui ont surfé sur ces préjugés pour construire des discours racistes qui se sont imposés maintenant comme la doxa : l’islam n’est pas compatible avec la laïcité, toute femme voilée est une femme soumise, un intégriste se cache derrière chaque barbe…etc., etc.


Quand on regarde cette histoire de la France avec un peu de recul, on se rend compte que le grand rendez-vous manqué a eu lieu sous la gauche : c’est en 1983, avec la marche dite « des beurs » que la porte devait s’ouvrir à toute une génération. « Marche pour l’égalité et contre le racisme » …Tout était dit. Déjà. Au lieu de quoi, le pouvoir a gentiment reçu les marcheurs à l’Elysée et a promis une carte de séjour de dix ans… aux parents ! Un lapsus terrible puisqu’il ne s’agissait pas des parents mais des enfants qui clamaient leur envie de France. Trente ans plus tard, le mal-logement, le chômage, le racisme, l’exclusion sont toujours là. Les Français d’origine maghrébine prennent quand même leur place dans la société –dans les classes moyennes, même dans les élites- mais au prix de quels efforts. Et dans quel climat d’islamophobie et de racisme.


Pas étonnant que de plus en plus d’enfants diplômés de la deuxième ou troisième génération choisissent Londres, les pays du golfe ou le Canada pour se réaliser professionnellement. En France, ils ne réclament rien d’autre, comme toutes les minorités, que l’indifférence. Même cela, ils ne l’ont pas eu.


 


Le voile est présenté en France comme symbole de l'aliénation de la femme. Qu'en pensez-vous?


On peut en penser ce que l’on veut mais la réalité est là : la majorité des filles et des femmes ne portent pas le voile, en France, par obligation. Toutes les enquêtes montrent qu’il y a quantité de façons et de raisons de le porter. L’empilement de lois sur le voile en dit plus sur la fébrilité de la classe politique qu’autre chose. Certains leaders comme Alain Juppé commencent à peine à se rendre compte qu’on a frisé l’hystérie et qu’une nouvelle loi pour interdire le voile -à l’université, cette fois- n’est peut-être pas une priorité nationale. On peut comprendre la laïcité de combat qui a marqué la loi de 1905 pour repousser à l’époque le pouvoir de l’Eglise qui voulait régenter tous les aspects de la vie en société mais on n’en est plus là. Regardez les Américains ils ont élu une femme voilée à la « Circuit court » du Michigan, la Cour qui juge les affaires criminelles les plus sérieuses. Est-ce qu’il ne faudrait pas un peu dépassionner ce débat pour passer aux choses sérieuses, aux questions sociales et à la situation peu enviable des nouvelles classes populaires en France ?


 


Votre film va à contre-courant du discours dominant. Croyez-vous pouvoir faire évoluer celles et ceux qui voient le voile comme le Diable incarné?


Le sujet du voile et de l’islam en général est devenu tellement passionnel -il a envahi toutes les familles, toutes les conversations-, qu’il est difficile de faire entendre d’autres voix. D'ailleurs mon film est diffusé sur Public Sénat, une petite chaîne qui a eu le courage de le programmer. Mais il est diffusé à midi et il a peu de chances de trouver son public, sinon dans les festivals et les projections publiques. Je n’ai pas fait un film militant. Je voulais juste expliquer à mes amis, à mon entourage, les raisons de ma colère et des mes éruptions incontrôlées (rires) qu’ils ne comprennent pas toujours. Je ne demande pas qu’on partage ma vision, simplement qu’on écoute cette parole, cette adresse à « Madame la France » qui est partagée, je le sais, par nombre de Français d’origine maghrébine ou africaine.


 


Dans le film, vous retournez en Algérie, auprès de votre tante…


Oui ma quête m’a amenée naturellement là-bas. Et spécialement en Kabylie. Ce sont mes racines familiales. Et puis j’avais besoin de ce ressourcement pour mieux comprendre ma présence ici. Et mieux vivre avec « madame la France ». Ma mère qui est née dans un petit village près d’Azazga et qui a vécu à Alger devait être mon fil rouge, mon personnage principal qui me rattache à mes racines. Malheureusement, elle est morte juste avant le tournage. Ma tante est aujourd’hui mon graal. Mon dernier et mon plus fort point d’attache à cette culture populaire algérienne d’où je viens, et qui m’est si précieuse. En retournant en Algérie, j’avais aussi besoin de comprendre comment l’Occident –et la France en particulier- a construit des clichés sur l’Arabe et le musulman. Réfléchir sur l’image des femmes et sur les stéréotypes qui se sont installés depuis le début de la colonisation et la période de l’orientalisme. Je suis revenue de ce voyage intérieur et familial pas vraiment apaisée –ce serait difficile vu le climat actuel d’islamophobie, en France- mais, j’espère, plus forte.


 


Propos recueillis par  Nadir Dendoune

Nadir Dendoune