La rencontre entre Malcom X et Tahar Gaïd

 La rencontre entre Malcom X et Tahar Gaïd

crédit photo : Islem Habouche / UPI-AFP Archives / AFP


Le Contexte : 


En avril 1964, Malcolm X (1925-1965), figure emblématique de la lutte pour les droits des Afro-Américains, quitte les Etats-Unis pour aller faire un pèlerinage à La Mecque. De là, celui qui se présente désormais sous le nom de El Hadj Malik El Shabazz, se rend dans plusieurs pays d’Afrique. Alors que la ségrégation raciale aux Etats-Unis bat toujours son plein, il parcourt quelques grandes capitales du continent africain à la rencontre de chefs d’Etats, d’intellectuels et de partisans des luttes anticoloniales pour faire connaître sa cause.

En mai 1964, il atterrit au Ghana, à l’époque dirigé par Kwame Nkrumah, un homme politique influent et panafricaniste. Bien que son passage à La Mecque ait été l’occasion pour lui de s’ouvrir sur le monde, Malcolm X raconte dans son autobiographie  que le voyage en Afrique qui suivra fut un épisode déterminant pour lui et le marqueur d’un tournant idéologique. A son retour aux Etats-Unis, le militant décide d’opter pour une démarche politique structurée et pacifique. Lors d’une conférence de presse à New York, 

il affirme que c’est l’ambassadeur d’Algérie au Ghana, “un homme très militant et un révolutionnaire dans le vrai sens du terme”, qui lui conseilla de créer un parti politique.


Le Témoin : TAHAR GAID



Né en octobre 1929 à Timengache, en Algérie, Tahar Gaïd a commencé à militer pour l’émancipation du peuple algérien à l’âge de 15 ans. Après avoir cofondé l’Union générale 

des travailleurs algériens (UGTA) et travaillé aux côtés d’acteurs clés de la révolution algérienne, 

il est arrêté, torturé et détenu pendant six ans dans les prisons de l’Algérie française. Libéré en 1962 (à l’indépendance), Tahar Gaïd reprend brièvement ses activités syndicales avant d’être nommé ambassadeur d’Algérie au Ghana. Il met fin à sa carrière politique en 1978, pour se consacrer à l’écriture et à l’islamologie. A l’heure où l’Algérie se soulève pour, ce que certains appellent, une “deuxième indépendance”, il se remémore son passé 

de diplomate. Une carrière bien remplie grâce à laquelle il aura notamment croisé le chemin de figures perçues aujourd’hui comme des icônes : Che Guevera, Fidel Castro, Mohammed Ali… et Malcolm X.


 


Je suis arrivé à Accra, au Ghana en qualité d’ambassadeur d’Algérie, en 1963, alors que nous venions à peine d’obtenir notre indépendance. La délégation algérienne y a d’ailleurs été accueillie en grande pompe. Rappelons-le, il y a eu une accélération de l’indépendance des pays d’Afrique grâce à la lutte du peuple algérien. Accra était le siège des partis d’opposition. Nous travaillions tous à la libération de l’Afrique.


C’est donc dans ce contexte que Malcolm X, de passage à Accra à son retour de La Mecque, voulait s’adresser à un représentant de l’Algérie, devenue la figure de proue de la résistance. En toute franchise, quand on m’a demandé de le rencontrer, je n’avais pas connaissance du prestige qu’il avait. Ni de qui il était réellement. Il faut dire qu’en six ans de prison, nous, les détenus, étions complètement coupés du monde extérieur et de l’actualité internationale. J’allais donc à sa rencontre dans la simple idée d’échanger avec un représentant du mouvement pour les droits des Afro-Américains. Malcolm X avait, quant à lui, entendu parler du combat mené par les Algériens et savait qu’il ne trouverait auprès d’eux que des gens favorables et solidaires à la cause des Noirs aux Etats-Unis.


 


Les Noirs contre les Blancs


Quand il s’est mis à évoquer les reven­dications et les problèmes vécus par les Afro-américains, il opposait constamment les ‘Noirs’ et les ‘Blancs’. Il insistait sur ce que les premiers vivaient par la faute des seconds. Il était obnubilé par cette distinction entre ces deux groupes, sans faire de nuance. J’ai alors dû l’interrompre : ‘Mais pourquoi êtes-vous venu me voir ? Ne voyez-vous pas que je suis blanc ?’ Je me rappelle son air interloqué à la suite de mon commentaire : ‘Vous faites erreur, ce n’est pas comme ça qu’on lutte. Ce n’est pas en vous repliant sur vous-même que vous ­allez gagner la sympathie des autres.’


 


Partager l’expérience algérienne


Je lui ai immédiatement fait part de l’expérience algérienne. En Algérie, nous ne confondions pas le peuple français avec ceux qui les gouvernaient ou avec le colonialisme. Je lui disais que nous luttions pour une justice sociale et non pas contre des personnes, qu’il y aurait certainement des Américains blancs sensibles à sa cause, comme ont pu l’être plusieurs Français à la nôtre puisque l’essence de notre lutte ne revêtait pas un caractère ethnique ou religieux.


Je parlais avec le dynamisme qui m’animait à l’époque, et Malcolm X m’écoutait attentivement. ‘Qu’est-ce que vous me proposez ?’ m’avait-il demandé. En me basant sur mon expérience militante, je lui ai suggéré de fonder son propre parti politique. Une formation qui défendrait sa cause, mais surtout qui se voudrait ouvert sur le monde extérieur et qui lui permettrait ensuite de mener son combat à un tout autre niveau.


C’est à peu près de cette manière que s’est conclue notre discussion. Je n’avais pas pensé que mes explications puissent avoir un quelconque impact sur la suite de son parcours. A vrai dire, pendant la même période, je recevais à l’ambassade d’Algérie le Premier ministre libanais, des responsables du parti Baas de Syrie, ainsi que plusieurs hommes politiques africains. Partager l’expérience algérienne avec tous ces militants n’était nul autre que mon travail et mon devoir. Ce n’est qu’après avoir échangé avec Malcolm X que j’ai compris que je m’étais entretenu avec un géant.


 


“J’ai suivi votre conseil”


Trois mois plus tard, je me suis rendu au Caire pour une rencontre de la Ligue des pays arabes. Dans le couloir devant la salle de conférence, j’ai croisé par hasard Malcolm X. Il s’est approché de moi en me disant‘I’ve followed your advice’ (“J’ai suivi votre conseil”). Je n’avais pas compris à quoi il faisait référence sur le ­moment. Jusqu’au jour où je l’ai entendu parler de moi lors d’un point presse à New York. Il disait que le point de vue de l’ambassadeur d’Algérie au Ghana s’adaptait aussi bien à la cause des Algériens qu’à toute forme d’oppression, et que cela lui avait ouvert les yeux.


 


J’ai, par la suite, tenté de suivre de loin son activité politique. J’étais heureux d’apprendre qu’il avait dépassé ce clivage racial. Même si, selon la croyance populaire, c’est le pèlerinage à La Mecque qui aurait illuminé Malcolm X, et que son voyage en Afrique passe parfois au second plan, la seule chose qui importe aujourd’hui, c’est que ses idées continuent à être partagées. C’était un grand homme, quelqu’un de sincère et de révolutionnaire. Je ne crois pas me tromper en disant que l’avenir des Etats-Unis aurait été tout autre s’il n’avait pas été assassiné. 

Katia Souris