« C’est douloureux de se dire qu’en 2018, sa couleur de peau, son patronyme, son milieu social peuvent être des freins », Wafa Dahman, en procès avec France Télévisions

 « C’est douloureux de se dire qu’en 2018, sa couleur de peau, son patronyme, son milieu social peuvent être des freins », Wafa Dahman, en procès avec France Télévisions

Wafa Dahman


Originaire de Lyon, Wafa Dahman est journaliste. Pendant dix ans, elle a travaillé pour France 3, parcourant une bonne partie de l'Hexagone, d’hôtel en hôtel, courant après des remplacements, parfois pour une toute petite journée de boulot. Engagée de 2004 à 2014 dans 38 bureaux, elle a accumulé près de 500 contrats, avant d'être évincée de la télévision publique. En plus des Prud'hommes, elle a porté plainte au pénal contre la présidente de France Télévisions et du directeur des ressources humaines pour "discrimination, harcèlement et abus de CDD". Le 9 février dernier, une audience a eu lieu devant le tribunal correctionnel de Paris. Le délibéré sera rendu le 21 mars. 


Le Courrier de l'Atlas : Comment s'est passée l'audience ?



Wafa Dahman : C'était très tendu. L'audience a duré quatre heures. La présidente de France Télévisions n'a pas jugé bon de se déplacer, seul le responsable des ressources humaines était présent.



Pourquoi avoir décidé de poursuivre France Télévisions au pénal ? 


Dans mon dossier, il y a plusieurs délits : des abus de CDD, de  l'harcèlement, des discriminations. En 2012, j'ai essayé en interne d’attirer l’attention de la Direction de France Télévisions sur mes difficultés. Au lieu de m'aider, mon employeur m'a sanctionné en diminuant drastiquement mes contrats. En quelques semaines, je me suis retrouvée quasiment sans travail. Dans le même temps, je voyais arriver de nouveaux journalistes. Face à cette situation, je n’ai pas eu d’autre choix que de déposer plainte. 



Pour vous, il ne fait aucun doute, vous avez été victime de discrimination ? 



Oui. J’ai été victime de harcèlement et de discrimination. J’ai mis du temps à accepter ce mot. C’est douloureux de se dire qu’en 2018, sa couleur de peau, son patronyme, son milieu social, peuvent être des freins. Bien sûr, je savais en intégrant France Télévisions que ce serait plus difficile. Pendant dix ans, j’ai accepté de faire la moitié de la France, d’hôtel en hôtel, courant après des remplacements, parfois pour une journée de boulot. J’ai fermé les yeux quand ma candidature envoyée par courriel pour un poste était éliminée d'office, sans même avoir été consultée. J’ai été victime de propos sexistes. J’ai été exclue d’une rédaction car le chef ne voulait pas de Maghrébins. Là encore, je n’ai rien dit. Et je suis partie.  J’ai été insultée par un collègue sans que ma hiérarchie ne sanctionne la personne, la goutte d’eau de trop pour moi. J’ai levé la main pour dire Stop : ils ont voulu me punir en m’éliminant.


Vous étiez trois lors de la première  audience au tribunal de Paris en juin dernier, il ne reste plus que vous…


Oui et c'est une chose que j'ai du mal à comprendre. Effectivement, nous étions trois : deux hommes avec le "même profil" que moi, victimes comme moi de discriminations. Leur cas a été réglé très vite. En plus d'avoir été indemnisés, ils ont obtenu un poste pérenne. Il n'y a que moi qui reste sur le carreau. Je me retrouve en face d’une institution complètement sourde, méprisante. N’importe quel autre employeur aurait essayé d’en savoir un peu plus sur ce que j'ai vécu. Et de trouver une solution. Mais là rien de tout ça.


Qu'attendez-vous de la justice  ?



J'attends qu'elle condamne les pratiques illégales de France télévisions. Qu'elle me reconnaisse en tant que victime. Ce procès est rare, alors que j'ai reçu beaucoup de messages de gens qui ont vécu la même chose que moi, mais qui n'ont pas eu le courage de porter l'affaire devant les tribunaux. Ils savent que c'est long. Ma procédure dure depuis cinq ans.  D’autres se taisent par peur, car le sujet est tabou. La discrimination est une blessure terrible pour qui l’a subie, une injustice sans nom. 

France Télévision fait de la communication parce qu'elle a  obtenu le "label diversité" mais sur le terrain, une victime de discrimination ne peut rien faire. Soit elle se tait, soit elle part. Moi j’ai choisi de dénoncer ce qui m'était arrivée, après dix ans de silence… 


Vous dites aussi vous battre seule ? 


Oui. Heureusement que mon avocat m'aide beaucoup : il est à mes côtés depuis le début. J'ai pu aussi rencontrer Memona Hintermann, ancienne journaliste de France 3, aujourd'hui membre du CSA qui m'a apporté tout de suite son soutien. Pour le reste… Ma députée et moi-même avons écrit chacune de nos côtés à Marlène Schiappa, la ministre du Droit des femmes, j'ai tenté de joindre le ministère de la Culture, mais je n'ai obtenu aucune réponse. Niveau média, c'est pire:  c'est le silence. À part vous et le Bondy Blog, personne ne semble s'intéresser à mon histoire. 


Pourquoi ce silence à votre avis ?


Je pense que les journalistes sont dans le déni, qu'ils ne veulent pas croire que cela puisse exister encore aujourd'hui. Ça me rappelle ce qu'il s'est passé avec les harcèlements envers les femmes : il a fallu attendre un gros scandale pour que les médias finissent par en parler. 


Êtes-vous confiante pour le délibéré du 21 mars prochain ?


Je fais confiance en la justice. Mais si nous n'obtenons pas gain de cause, je ferai appel. Parce que je n'ai rien à perdre, j'irai jusqu'au bout.


Propos recueillis par Nadir Dendoune


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Nadir Dendoune