Khalil Gibran et l’Injustice

 Khalil Gibran et l’Injustice

 

L’on connaît (presque) tous Khalil Gibran, auteur du Prophète. Mais à toute plante, ses graines. Ainsi, Esprits rebelles (al-Arouah al Mutamarridah) de l’écrivain libanais alors âgé de vingt-cinq ans, premier volet d’une philosophie en construction, s’impose comme une œuvre majeure. Publié à New York en 1908, ce recueil de quatre nouvelles est jugé hérétique par l’Eglise maronite (dont l’auteur est issu), tandis que les autorités ottomanes, qui occupent alors le Liban, ordonnent son autodafé sur la place publique de Beyrouth… 

 

Esprits rebelles, c’est une insurrection incendiaire contre la tyrannie des autorités politiques et religieuses, une interrogation éprouvante quant aux fondements éthiques de la justice, et une dénonciation douloureuse du sort réservé à la femme dans une société aux traditions ancestrales. C’est sous la plume poétique et exaltée d’un Gibran indigné, révolutionnaire et profondément féministe que transparaît une exhortation à chercher la Vérité, pour s’élever vers la Liberté.

 

Le Politique et le Religieux

 

C’est dans un village isolé du nord du Liban que s’ancre « Khalil l’hérétique », l’une des quatre trames narratives qui composent Esprits rebelles. Là s’y exerce la souveraineté du  Cheikh Abbas, le Maître du village aux pleins pouvoirs. Au milieu des huttes misérables qui abritent les fellahs (paysans), s’érige, dans toute sa luxure, le château de ce seigneur dont l’héritage recouvre l’intégralité du domaine. Toute la journée, les villageois labourent la terre et récoltent le blé pour remplir les coffres et les vases du Cheikh des produits de la terre et du vin issu des vignes. En récompense, une quantité de nourriture à peine suffisante  leur était accordée pour qu’ils ne meurent pas de faim : « Ce n’était pas par faiblesse que la population craignait le Cheikh Abbas et se soumettait à lui ; leur pauvreté et le besoin qu’ils avaient de lui étaient la véritable raison de cet état d’humiliation permanente ».

 

Expulsé de son couvent, c’est en direction de ce village que Khalil se dirige : « J’ai été chassé du couvent parce que mon estomac ne pouvait avaler le pain cuit avec les larmes des orphelins. Mes lèvres ne pouvaient dire des prières vendues pour de l’or et de la nourriture par les chefs au peuple simple et fidèle. J’ai été expulsé du couvent comme un lépreux crasseux parce que je répétais aux moines les règles inhérentes à leur position présente ».

 

Orphelin à l’âge de sept ans, le personnage de Khalil fut recueilli par le prêtre de son village et laissé à la disposition des moines pour veiller sur leur bétail. Celui qui aspirait à devenir membre du clergé ne tarda pas à prendre conscience de leur hypocrisie et exploitation du peuple : « Jésus vous a envoyés comme des agneaux parmi les loups ; qu’est-ce qui a fait de vous des loups au milieu des agneaux ? ». Mais parce que « le voile épais que les longues périodes avaient tissé autour de leurs yeux ne pouvait être arraché en si peu de temps », Khalil fut jeté en prison pendant quarante jours avant de tomber entre les mains du Cheikh Abbas, ligoté dans sa demeure, devant le peuple qui assistait au procès d’un homme accusé d’avoir remis en question un système où souverains et prêtres s’alliaient pour étouffer le savoir du peuple et l’exploiter à sa guise : « Entre le froncement du tigre et le sourire du loup, le troupeau est décimé ; le souverain se proclame roi de la Loi, et le prêtre représentant de Dieu, et entre ces deux-là, les corps sont détruits et les âmes se flétrissent totalement ». Un système qui n’est ni plus ni moins qu’une « ancienne blessure béante dans le cœur de la société que seule la suppression complète et définitive de l’ignorance peut faire disparaître ». C’est durant ce procès que Khalil s’adonne à une longue tirade à l’égard du peuple, de ses frères qu’il cherche à libérer du joug politique et religieux, au nom du véritable amour chrétien : « Dieu a créé vos esprits avec des ailes pour voler dans le firmament infini de l’Amour et de la Liberté ; c’est déplorable que vous ayez coupé vos ailes de vos propres mains et consenti à ce que vos esprits rampent comme des insectes sur le terre ».

 

Et si les critiques de Gibran du début du siècle dernier restaient d’actualité ? Aujourd’hui, à l’échelle internationale, la concentration de la richesse entre les mains d’une poignée de personnes est très dense : 1% de la population mondiale s’accapare plus de 80% de ces richesses. Les abus de biens par le politique sont décriés haut et fort, comme en a par exemple témoigné l’affaire Fillon en France, tandis que les richesses cachées de l’Eglise ont souvent été pointées du doigt. Les classes sociales les plus pauvres commencent à hausser le ton devant tant de disparités, et n’hésitent plus à crier leur désarroi dans les rues, bravant l’autorité et risquant ce qu’il leur reste (les gilets jaunes, les mouvements du Printemps arabe, le mouvement des Indignés en Espagne…).

 

Quant à l’alliance du politique avec le religieux que décrie Gibran, si dans les pays occidentaux des siècles de guerres et de négociations ont permis de séparer les deux autorités pour aboutir in fine à des constitutions laïques basées sur le droit positif plutôt que sur la morale religieuse, il n’en demeure pas moins que les positions du Vatican continuent à inspirer certains Etats, bien que laïques. Rappelons qu’aux Etats-Unis, la plupart des Etats qui interdisent l’avortement le font au nom de la morale religieuse. En ce sens, ce n’est plus le droit positif qui légifère, mais ni plus ni moins que le pouvoir religieux. En France, les principales entraves contre le mariage pour tous restent les mouvements catholiques, en raison de la position de l’Eglise concernant l’homosexualité. Du point de vue de l’hypocrisie sociale et des abus d’autorité que Khalil Gibran écrit et réécrit dans ses textes, le parallèle avec les affaires de pédophilie impliquant certains membres du clergé semble couler de source.

 

La Loi

 

Dans la nouvelle « Le cri des tombes », Khalil Gibran s’interroge sur la justice terrestre, cette loi « faite par l’homme pour l’homme », à travers le procès de trois individus, condamnés à la peine de mort par le puissant Sultan, l’Emir. C’est ainsi que l’assassin d’un des officiers de l’Emir eut la gorge tranchée, la femme adultère fut lapidée (tandis que l’amant ne fut même pas emprisonné), et le voleur pendu. Mais à l’image du livre qui confronte en permanence apparence et réalité, le narrateur, voix de l’auteur, apprend les histoires qui se cachent derrière ces actes, et comprend que les condamnés sont des « victimes des lois humaines […] victimes de la Mort parce qu’ils ont brisé les règles de la société humaine ». Khalil Gibran s’insurge contre le jugement barbare que représente la peine de mort : « Allons-nous combattre le mal par le mal et dire que c’est cela la Loi ? »,  s’indigne et souffre devant l’ignorance humaine : « Qu’est-ce que la Loi ? Qui l’a vue s’élever avec le soleil depuis les profondeurs des cieux ? Quel homme a vu le cœur de Dieu et découvert sa volonté ou son dessein ? »

 

Aujourd’hui, bien que les condamnations à la peine de mort existent au Liban, aucune exécution n’a été commise depuis 2004. La peine capitale est, aujourd’hui, abolie dans 105 pays, certains la prévoient dans leur législation mais ne l’appliquent pas dans les faits (les pays du Maghreb, la Corée du Sud, la Russie…), tandis que d’autres l’appliquent toujours (Etats-Unis, Chine, Japon…)

 

Dans les pays musulmans, ottomans ou perses, le politique se confond toujours avec le religieux, autorisant la loi islamique (Sharia) à légiférer sur des faits de société, avec toutes les déviances que cela suppose. Pour certains pays, la Sharia est appliquée de manière stricte, comme en Arabie Saoudite, les Emirats Arabes Unis, l’Iran ou encore Brunei (tous pratiquant notamment la lapidation), tandis que d’autres ne l’appliquent que partiellement, comme en Egypte, ou dans les pays du Maghreb par exemple.

 

La Femme 

 

Si Esprits rebelles est un ouvrage résolument moderne, c’est en grande partie pour la place qu’occupent les femmes dans le récit de Gibran. Dans un monde empreint de violence et d’injustice que l’auteur dépeint, la femme est peut-être l’unique figure tendre, réconfortante et humaine. Le plus grand acte de solidarité du récit est personnifié par deux femmes qui sauvent de la mort un Khalil démuni suite à son expulsion du couvent. Lors de son procès, « Rachel se tenait à sa droite et Miriam à sa gauche comme une paire d’ailes prêtes à s’élever dans le firmament de la Liberté ». La femme est ainsi un symbole d’espoir dans l’ouvrage de Gibran, et une figure forte  : « La jeune Libanaise est comme une source qui jaillit du cœur de la terre et suit son cours à travers des méandres sinueux ». Pourtant, le patriarcat continue à vouloir l’écraser. Dans la première nouvelle qui inaugure l’ouvrage, « Madame Rose Hanie », Khalil Gibran donne la parole à Rose Hanie, une femme qui s’est vue mariée à 18 ans à un homme de 40 ans, dans un mariage précipité et subi, selon les coutumes et traditions. A l’arrivée de l’amour, elle devient infidèle : « J’étais une femme adultère et criminelle quand les gens me voyaient comme l’épouse la plus respectable et la plus fidèle ; aujourd’hui, je suis pure et noble d’âme, mais selon eux je suis débauchée, car ils jugent l’âme à l’aune du corps et mesurent l’esprit à l’aune de la matière ». Autant de situations douloureuses que l’auteur-narrateur voit et entend, mais qu’il se refuse à digérer : « L’homme continuera-t-il d’avoir la tête baissée et de regarder en arrière ? Ou tournera-t-il les yeux vers le soleil afin de ne pas voir l’ombre de son corps parmi les crânes et les épines ? »

 

Le système patriarcal qui a fondé nos sociétés est toujours bel et bien présent. Aujourd’hui, les mouvements féministes de part le monde s’amplifient et s’intensifient, afin d’aboutir à une égalité politique, économique, culturelle, sociale et juridique entre les femmes et les hommes. Si le combat est universel, les formes peuvent varier suivant les régions dans le monde. Dans certains pays, notamment les pays arabes, un sentiment d’injustice immense donne aujourd’hui lieu à des manifestations régulières de la part de la société civile pour abroger des lois ancestrales telles que la part inégale de l’héritage entre l’homme et la femme, le mariage de mineurs, ou encore l’adultère, car même s’il n’existe plus de lapidation dans la majorité des pays, l’emprisonnement continue.

 

Et si Khalil Gibran revenait à la vie aujourd’hui ? Gageons qu’il serait tout autant révolté.

 

Malika El Kettani