Trio Joubran : « Nous avons le devoir d’espérer »

 Trio Joubran : « Nous avons le devoir d’espérer »

crédit photo : Omar Abu Maizer


La poésie de Mahmoud Darwich, qui était leur compatriote et ami, continue de les inspirer. Ces frères palestiniens, virtuoses du oud, viennent de collaborer avec l’ex-Pink Floyd Roger Waters pour leur album “The Long March”. 


Votre clip Supremacy, avec Roger Waters, est votre réponse à Donald Trump, qui a reconnu Jérusalem comme la capitale d’Israël. Le texte est extrait du Dernier discours de l’homme rouge, un poème de Mahmoud Darwich…


Adnan : Nous l’avions conçu bien avant cette décision de Trump. Quand on l’a appris, on a décidé de le sortir immédiatement, sans annoncer l’album. On voulait qu’il ait une portée internationale, nous avons donc choisi la voix de Roger Waters en anglais. Par ce message, nous exprimons que les villes n’appartiennent pas à un peuple en particulier : ce sont les peuples qui appartiennent aux villes, à une terre.


Samir : Comme dit le poème de Darwich : “Qu’es-tu en train de faire de nos enfants, mais aussi de tes enfants ? Le monde est aujourd’hui contrôlé par une personne : ce n’est pas Dieu, pour sûr, mais Trump. En tant que Palestiniens, on perd peu à peu l’espoir d’une justice. Il a donc décidé que Jérusalem serait la capitale d’Israël, que c’était définitif et qu’il n’y aurait plus d’aides financières pour les réfugiés palestiniens… S’impose alors le rôle de l’art : si Trump a un pouvoir politique, nous avons celui de nous adresser au public, de leur donner espoir, de la lumière à travers notre musique.


 


Comment avez-vous rencontré Roger Waters, ex-membre et cofondateur des Pink Floyd, connu pour ses prises de position pro-palestiniennes ?


Samir : On ne cherche pas à collaborer avec un musicien sous prétexte qu’il est pro-palestinien, ou au contraire israélien, et faire alors un art de pacification… Nous sommes des musiciens, nous voulons faire de la bonne musique. Par hasard, nous avons appris que Roger Waters aimait notre musique. Je l’ai appelé un jour, et il nous a invités chez lui à New York. Nous avons noué une belle amitié. C’est naturellement que nous lui avons proposé une collaboration pour The Long March. En plus de Supremacy, on a composé un morceau, Carry the Earth, en hommage à ces quatre jeunes cousins tués sur une plage de Gaza. Roger a écrit les paroles. On a besoin de quelqu’un comme lui, qui sait d’où nous venons, pour se joindre à notre message culturel et politique.


 


Carry the Earth résonne avec l’actualité de Gaza, où la situation est tendue depuis le printemps…


Adnan : C’est pourquoi nous tenions à tourner des plans du clip à Gaza. Avec notre musique, nous voulons redonner à tous ces gens le droit de ressentir des émotions, de réveiller leurs sentiments… Malheureusement, aujourd’hui, en Palestine et en dehors, les Palestiniens se sentent paralysés par les informations négatives qu’ils reçoivent continuellement. Même eux n’ont pas envie de les entendre. A l’opposé, les politiciens, qui devraient être guidés par la raison, se laissent mener par l’émotion et prennent des décisions aux conséquences meurtrières.


Samir : Mais nous avons le devoir d’espérer. Pour citer Mahmoud Darwich : “Nous aimons la vie, même si nous ne pouvons pas avoir ce que l’on veut, on est obligés d’aimer et d’espérer.”


 


Justement, vous avez accompagné Darwich lors de récitals de poésie. Que vous a-t-il appris ?


Samir : Malheureusement, nous avons cette pression sur notre identité, et même dans notre créativité, nous devons apprendre à vivre avec. Mahmoud nous a appris à ne pas être des musiciens palestiniens, mais des musiciens fiers de la Palestine, à ne pas être victimes, ou patriotes, mais des artistes qui créent quelque chose de nouveau. Il est le rythme et l’esprit de notre musique, le silence entre les notes, le balancement de l’oiseau, le parfum du jazzman… Il nous a appris à dessiner notre musique, pas juste l’entendre, mais voir avec la distance du poète ses phrases colorées, même sans paroles. On s’est concerté au sujet de la création d’une place à son nom à Paris. Sa période parisienne a été très féconde, c’est là qu’il a commencé à être un poète universel et plus seulement un poète palestinien. Paris nous apprend à nous aussi, de façon métaphorique, comment penser la musique, définir notre identité. Le multiculturalisme, l’ouverture d’esprit, la dynamique culturelle y sont très importants et nous influencent.


 


Comment définissez-vous votre musique ? Traditionnelle? Moderne ?


Wissam : Qu’est-ce que la tradition ? Ce qui était moderne dans le passé est devenu traditionnel. Nous créons quelque chose de nouveau. Peut-être qu’un jour, ce sera considéré comme traditionnel. Peu importe ! Ce qui compte, c’est d’être bon aujourd’hui. Nous venons d’une famille très traditionnelle, mais on a cette vision d’aller au-delà.


Samir : Notre père voulait que nous ayons la carrière d’Elvis Presley en jouant de l’oud ! Ça nous a mis la pression mais, aujourd’hui, notre trio est leader de l’oud dans le monde arabe auprès de la jeune génération. Quand j’ai commencé à en jouer, on se moquait de moi : “C’est vieux, traditionnel !” C’était alors la mode du synthétiseur, de la guitare. Il n’y avait pas de public pour en écouter, il y a vingt ans. C’était réservé à l’accompagnement d’un chanteur.


 


Quel est votre rapport à cet instrument ?


Adnan : C’est comme entre un cheval et son cavalier.


Samir : Exactement ! Parfois, l’oud est le maître, je ne peux pas le diriger. D’autres fois, je le maîtrise, ou bien il n’est pas là et tu es perdu… Tu ne peux pas le dompter sans lui faire confiance et s’il est de mauvaise humeur, tu n’y arrives pas. Il a besoin de ta bonne humeur aussi. C’est une vraie relation, très vivante.


Wissam : Notre famille est l’une des premières à avoir fabriqué l’oud en Palestine, en 1897. Je représente la quatrième génération de luthiers, et j’ai créé l’Association internationale de l’oud, ici à Paris. Je le considère comme une vraie personne, partie intégrante de mon corps. Parfois, ma femme me reproche de l’étreindre plus souvent qu’elle ! C’est l’amour de ma vie, il me nourrit, me rend joyeux ou triste, il est comme un psychologue, une thérapie. Quand je conçois un oud pour un client, la première fois qu’il le touche, il a peur : c’est un cheval sauvage qu’il faut dompter. Il faut du temps pour construire cette relation d’amour entre lui et toi. 

La rédaction du Courrier de l'Atlas