La chronique du Tocard. La tête de mon père

 La chronique du Tocard. La tête de mon père


 


Maman et Papa étaient tombés d’accord et n’avaient pas du tout aimé et c’est un euphémisme, une photo de mon daron prise par un photographe professionnel et qui allait pourtant devenir une célébrité à elle toute seule. C'était un portrait de lui où on le voyait réajuster de manière très élégante sa cravate. Sur la photo, sa tête était légèrement penchée sur sa gauche, ses yeux étaient totalement fermés.


 


C’était pas du tout de cette manière que mes parents avaient appris à poser ! Non, les gens de leur génération avaient appris à se tenir droit comme un I, leurs yeux devaient restés grands ouverts, leurs regards dirigés droit devant. Il fallait être toujours bien habillé et ne pas esquisser le moindre sourire. Il y avait des règles à respecter quand on se faisait prendre en photo !


L’auteur de ce fameux cliché, Jérôme Bonnet, photographe indépendant, mais qui était en service commandé pour le journal Libération, avait débarqué un jour de décembre 2009 à la cité Maurice Thorez de l’Ile-Saint-Denis, pas vraiment coiffé, muni d’un simple flash sur pied et d’un appareil photo à objectif unique. Pas de quoi impressionner le clan Dendoune.


J’avais fini par accepter qu'un journaliste de ce quotidien écrive un article sur mon parcours à la seule condition que mes parents y figurent en bonne place, parce qu’il faut rendre à Mohand et Messaouda ce qui est à Mohand et Messaouda.


Jérôme nous avait installés dans la salle de séjour sans nous donner d'autres instructions. Il avait l’air d’un parfait amateur. Son allure de prolo rassurait mes parents.



Puis, le photographe nous a demandé timidement de nous rapprocher les uns des autres. Ma mère se tenait fièrement au milieu de ses deux hommes. La pudeur nous forçait à garder une distance raisonnable, évitant pour le moment tout contact physique. Maman, la plus courageuse des trois, prit les devants en passant sa main droite autour de mon bras gauche.



Papa, qui faisait toujours gaffe à son apparence, avait à peine eu le temps de réajuster sa cravate que ma mère en profita pour déposer délicatement, mais pas complètement à plat, à cause de la gêne qu'elle ressentait, son autre main sur l'épaule droite de mon père.



Mes parents avaient été élevés dans la pudeur des sentiments et des gestes. Ils osaient à peine s'effleurer en public. Pour la photo, ils avaient dû prendre sur eux, même si en vérité, ils étaient contents d'être là. Ravis de pouvoir être photographiés avec leur fiston.


Un jour, alors que je cherchais la feuille de déclaration d'impôts, j'avais trouvé par hasard dans la chambre de mes parents un cartable rempli d'articles à mon sujet. Mon père les gardait tous scrupuleusement, comme un trésor. On allait donc pour la première fois se retrouver tous ensemble dans un article.


En face de nous,  Jérôme cliquait sur son appareil. Plusieurs fois. A chaque prise de vue, le flash envoyait sa lumière. Avant de partir, il emmena ma mère dans la cuisine pour y prendre une série de clichés.


Deux semaines plus tard, Libération nous consacrait 6 pages. Un long texte agrémenté de plusieurs photos, dont celles prises à l’intérieur de l’appartement de mes vieux.


En découvrant les photos, mes parents furent d’abord gênés. C'était la première fois qu'on leur rendait hommage de cette manière.



Passés leur malaise,  ils commençaient à ressentir de la fierté. Papa alla ranger soigneusement le journal. Néanmoins, ils ne purent s’empêcher de se moquer de la fameuse photo de mon père, réajustant sa cravate, les yeux fermés, ne comprenant pas pourquoi elle avait été publiée.


Ils allaient être encore plus étonnés en apprenant que ce cliché allait voyager aux quatre coins du monde, après qu’elle ait remporté quelques mois plus tard, le 3ème Prix du très prestigieux World Press Photo 2010. Une photo qui allait conquérir le cœur d’une partie de la planète et que certains allaient même comparer à une œuvre d’art tellement sa beauté était criante de vérité.



Vendredi dernier, Vince, un ami et surtout un artiste de talent, finissait une fresque sur un mur d'un immeuble d'une cité HLM de Malakoff, une banlieue communiste des Hauts-de-Seine, située aux portes de Paris.



A l'aide de plusieurs dizaines de bombes de peintures, Vince venait de reproduire minutieusement et magistralement cette photo mythique de mon papa, les yeux fermés, réajustant de manière élégante sa cravate. Celle de Mohand Dendoune, un retraité algérien de 88 ans. Sur ce mur, un mot écrit à la droite du visage de mon père : Chibani.



Une fresque qui allait émouvoir des milliers de personnes, des Gnoules et des pas Gnoules, toutes générations confondues. A travers elle, une partie de l’histoire de nos parents, qui ont quitté leurs terres pour venir trimer en France afin d’offrir une meilleure vie à leurs enfants. Un bel hommage à tous ces hommes, oubliés de l’histoire de France, après avoir tant fait pour ce pays.




Une fresque découverte par maman le dernier jour parce que j'avais décidé de garder le secret jusqu'au bout. Une fresque que ma mère aima tout de suite, oubliant qu’elle avait détesté la photo originale, parce qu'elle se rendit enfin compte de la beauté de celle-ci. Et parce qu'elle rendait ainsi son mari éternel….


 


Nadir Dendoune


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Nadir Dendoune