La chronique du Tocard. Le jour où j’ai commencé à lire

 La chronique du Tocard. Le jour où j’ai commencé à lire


 


Le jour où j’ai commencé à lire, c’était pas tout à fait à 33 ans, c’était pas vraiment pour moi, mais pour elle. Parce que je la sentais partir de moi, tout là-bas, dans un endroit où les gens ne reviennent jamais parce que le diamant de l’amour vient de se rayer. J’avais décidé de tout faire pour la retenir. Je me disais que ça la rendrait toute fière de me voir bouquiner.


 


Nedjma était une intello sur mesure, avec un physique de fureur de vivre, des cheveux tout noirs et tout frisés et des boucles qui tournaient sur elles-mêmes. Elle était belle comme un beau sapin de Noël, comme on peut l’être à son maximum. Mais en plus de sa beauté, elle avait le cerveau éclairé, celui qui sait faire virevolter les mots aussi bien sur le papier qu’à l’air libre.


Je savais pas qu’un jour, j’admirerais autant quelqu’un pour ça. Cette jeune demoiselle, de trois ans ma cadette, était carrément pas moi, l’inverse de ma photocopie, elle était la patience et la sérénité, la discrétion et la diplomatie. Mais l’amour en avait rien à foutre des statistiques : on s’était plu au premier regard et follement aimé après une magnifique nuit amoureuse.



J’avais rencontré Nedjma à une soirée distinguée où tout le monde faisait des longues phrases sans virgule et sans point final. Ça parlait littérature française à haute dose et moi, complexé à cause de ma pauvreté de la connaissance, j’étais bien resté caché dans mon coin.



Le jour d’après, avec Nedjma, on était allé bouffer une crêpe avec du bon cidre aussi doux que le moment qu’on était en train de passer ensemble. On avait parlé de tout et encore une fois, je m’étais senti limité dans l’intellect. Sur le chemin du retour, dans le métro, on s’était tenu la main et c’était le geste qu’il fallait pour comprendre qu’on allait se revoir.


Les jours suivant notre première rencontre, elle m’avait conseillé de reprendre des études parce qu’elle disait : « vu ton milieu social, il n’y a que comme ça que tu avanceras dans la vie ». Je l’aimais tellement que j’avais dit oui à tout. J'avais loupé mon bac à cause de la délinquance juvénile et j’avais préféré oublier l’école parce qu'elle ne m'apportait rien. 


Ne voulant pas mourir de désespoir comme tant d'autres en bas d'un hall, je m’étais alors envolé pour l’Australie, à l'autre bout du monde pour en finir avec le fatalisme. A Sydney, il y avait la plage, le soleil et un boulot à mi-temps qui permettait d'avoir le temps de vivre pleinement, sans les soucis en prime. J'étais trop heureux pour penser à l'ambition.


A mon retour en France, sans diplôme, la vie était moins facile. Et les mots de Nedjma faisaient toujours écho. Si tu veux décrocher des diplômes, mon amour m’avait dit : « tu dois d’abord lire ». Elle m’avait fait alors tout un programme, des bouquins qui étaient nés il y a plusieurs siècles et rien que les titres ne donnaient pas envie de commencer à connaître leur histoire.


A la nuit tombée, je débranchais la télévision et je plongeais mes yeux sur ces tas de feuilles et les premières pages bégayaient en marche arrière. Je m’endormais au bout de deux minutes. Pour me donner du courage, je pensais alors à l’illettrisme de mes parents. Et aux mots de ma mère qui aurait tant souhaité apprendre à lire.



Chaque jour suffisait à peine et au bout d’un mois, j’arrivais à bout de mon premier livre. Nedjma m'encourageait à continuer. Je commençais à apprécier la lecture. Malgré mes efforts pour la retenir auprès de moi, Nedjma me quitta quelques semaines plus tard. Ses sentiments avaient pour de bon déserté son coeur. 


Seul, chez moi, triste, et par amour, je me résignais à aller au bout de la liste de Nedjma. Une cinquantaine de livres au total. Des auteurs, tous différents les uns des autres, avec lesquels je devenais proche.


Grâce à eux, et sans vraiment m'en rendre compte, je ressentais des émotions nouvelles. A travers ces pages, je commençais à accepter mes douleurs, je les comprenais, celles de toute une vie, celles que j'avais enfouies à l'intérieur. Au final, ces livres m'emmenaient vers d'autres espoirs …



Sans Nedjma, je n'aurais peut-être jamais lu. Et c'est en refermant le dernier bouquin de la liste, "La vie devant soi", que je compris désormais que moi aussi, j'avais le droit d'écrire.


Nadir Dendoune


 


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Nadir Dendoune