La chronique du Tocard. Le premier Skype avec ma daronne

 La chronique du Tocard. Le premier Skype avec ma daronne


 


La première chose que je fais, comme chaque fiston qui se respecte, en arrivant dans un pays étranger, je cherche à appeler maman qui est toujours la dernière personne à me dire au revoir. Comme on lui a coupé son téléphone fixe pour des raisons évidentes de finances inutiles, elle est joignable uniquement sur son portable qu'elle laisse souvent tout seul au fin fond de son petit sac bleu en toile. 


 


Quand il sonne et qu'elle est occupée à une tâche ménagère ou à faire ses cinq prières quotidiennes, elle ne se presse jamais pour aller le chercher. "Si c'est important, ils rappellent", elle dit. Et puis, bien s'occuper de sa maison qui est en fait un tout petit 3 pièces, lui permet de se dire qu'à 80 ans, elle sert encore à quelque chose. 


En arrivant au Népal pour assister à une partie du tournage du film racontant mon ascension improbable mais victorieuse sur L'Everest en 2008, j'ai pas mal galéré à la joindre. Déjà, il fallait tenir compte du décalage horaire : un surprenant 4h45 dans la tronche. 


Et puis, quand elle n'est pas à la maison, elle est souvent avec son Mohand, et quand elle est avec papa, le téléphone passe toujours après. Mon père avec qui elle est aux petits soins, depuis qu'il n'est plus en mesure de s'occuper de lui même. 


Le téléphone peut donc sonner et sonner, maman s'en chargera plus tard. Ou pas du tout. Parce qu'elle n'a pas encore capté comment rappeler un appel manquant. 



Avec son beau portable blanc à clapet, choisi pour l'occasion, parce qu'avec celui-ci, elle n'a pas besoin d'appuyer sur une quelconque touche pour décrocher ou raccrocher, elle a trois numéros pré- enregistrés qui lui permettent d'appeler des personnes prioritaires : son fils et de deux ses filles. Pas parce qu'elle les aime plus que les autres, mais juste parce qu'ils habitent pas très loin de chez elle. 



Quand elle veut joindre ses autres enfants, (elle en a 9 au total), elle sort sa feuille blanche, grande comme une encyclopédie, où sont inscrits tous les 06 de sa famille. Parfois, malgré la grosse taille des caractères, elle se trompe sur le numéro qu'elle veut appeler. Le 6 devient un 8 le 9 un 6 alors elle s'excuse en rigolant à la personne qu'elle vient d'avoir à l'autre bout du fil. Pour appeler le bled, elle préfère demander de l'aide. Pour composer le 00213, c'est trop la galère…



Au bout de dix jours de voyage au Népal, sans pouvoir lui parler, j'ai commencé à désespérer; alors j'ai appelé ma frangine via internet parce que c'est gratuit. Faut pas croire mais quand toi, tu mets 1mn30 pour dire à tes proches que t'es bien arrivé, moi, ça peut prendre parfois le double du temps. Double tarif donc. Et c'est même pas remboursé par la sécu alors que c'est une maladie du trouble de la parole.



J'ai appelé ma frangine donc pour lui demander si elle comptait aller prochainement chez maman pour que je puisse enfin parler avec elle. Elle m'a répondu "Ca tombe bien, elle est avec moi". 



– Allô, ça va maman?

– Ça va. Et toi ça va ? Tu manges bien ? 


Au Népal,  tu bouffes comme un roi, j'ai dit en aparté. Ma mère s'en fout si je profite des paysages. Pour elle, de bonnes vacances c'est quand tu manges à ta faim.



– Oui, oui, je mange super ici. Du riz. Des légumes frais. Y a pas de couscous mais c'est super. 



Après, elle m'a dit au revoir très vite. Elle voulait juste écourter la conversation, parce qu'elle croyait que je payais plein pot. Elle a été pauvre toute sa vie et elle croit que c'est contagieux et que ça se transmets de mère en fils. 



– Attends maman. On appelle avec Internet donc on peut rester plus longtemps.  C'est gratuit, j'ai dit pour la rassurer. 

– C'est bien Internet alors, elle a dit. 



C'est tellement bien qu'on peut même voir les gens avec qui on discute. J'ai donc eu envie de la voir. De voir son visage, ses yeux, son sourire. Elle me manquait mine de quelque chose. Je n'avais jamais pensé à actionner la vidéo auparavant. J'en profitais ici parce que ma soeur était à ses côtés et qu'elle allait pouvoir l'aider techniquement. 


J'ai raccroché et je l'ai rappelée en allumant la caméra. Ma frangine a donné le téléphone à ma mère et avant de quitter la salle pour me laisser en toute intimité avec elle, elle a demandé à la daronne de regarder droit devant. 


– Tu verras ton fils, elle a dit. Maman se tenait debout et scrutait chaque recoin de l'écran, croyant m'apercevoir. Puis, elle a souri.

– Je le vois, elle a crié.  



Enfin, elle n'était pas sûre. Elle voyait une ombre, des lèvres bouger. L'image était floue. Alors, elle a crié et demandé à ma frangine de revenir dans la pièce. Elle voulait savoir c'était bien moi de l'autre côté de l'écran. 



– Tu veux que ça soit qui ?, a demandé la frangine. 



Maman entendait mes questions mais ne répondait pas, sans doute intimidée par tant de technologie, ne sachant en plus où parler. Elle devait se souvenir de ces premières années en Kabylie où ni l'eau, ni l'électricité ne faisaient partie de son quotidien.


Puis, elle était arrivée en France à la fin des années 50 où papa avait acheté une téléviseur noir et blanc. Avant d'installer un téléphone à cadran. Pour limiter les abus économiques, mon père avait même accroché un cadenas dessus mais maman arrivait toujours à trouver la clef. Aujourd'hui, elle était en mesure de voir son fils à l'autre bout du fil. 


Quand elle a bien vu que c'était moi, elle s'est mise alors à toucher machinalement avec ses mains tous les recoins de l'écran, persuadée que si elle pouvait me voir, c'est qu'elle pouvait me toucher. Oubliant juste que son petit dernier se trouvait de l'autre côté de la terre…


 


Nadir Dendoune


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Nadir Dendoune