La chronique du Tocard. Ma rage de vaincre

 La chronique du Tocard. Ma rage de vaincre

Je savais que si j’acceptais de monter dans ce camion, je retournais vers mes vieux démons, alors j’ai tourné la tête pour ne pas être tenté davantage et le laisser partir. C’était dur. Très dur. Mais je savais que je n’avais pas le droit d’abandonner. Pas cette fois-ci.

 

Je m’étais arrêté dans un état de délabrement avancé, dans cette station service à une vingtaine de kilomètres de Plovdiv, deuxième plus grande ville de Bulgarie. Je roulais pourtant seulement depuis un peu plus d’une heure.

Nous étions en mars 2002. J’étais parti à l’aube sous une pluie glaciale, rendant en plus la chaussée hautement glissante. En plein tour du monde, démarré de Sydney six mois plus tôt et qui devait se finir chez moi à l’Ile-Saint-Denis, un périple en solo et à bicyclette destiné à faire plus de bruit contre le sida, j’allais à Sofia, la capitale bulgare. Elle se trouvait à un peu plus d’une centaine de bornes de là.

Trempé comme pas possible, tremblant de froid, incapable de continuer mon périple, j’avais dû faire une halte. Le chauffeur était tenace et il essayait de me convaincre pour que je vienne avec lui. Il criait  « Camion, camion ». C’était le même nom en bulgare. Il voulait que je foute mon vélo dans son bolide et qu’on fasse la route tous les deux.

Il ne me connaissait pas, ne savait pas d’où je venais, ne pouvais pas comprendre que ce n’était pas qu’un voyage à bicyclette pour moi. Il ne savait pas que je jouais gros dans cette histoire et que si je lâchais aujourd’hui, je lâcherais toujours.

Il ne pensait pas mal : c’était son cœur qui lui disait d’agir ainsi. Il me voyait moi et ma détresse, moi et mes sanglots. Il me voyait  trembloter de froid, il avait mal pour moi, alors il insistait pour que j’accepte d’en finir avec mon calvaire. J’ai entendu le camion ronronner. J’avais hâte qu’il parte, pour en finir avec l’hésitation. Je pleurais de rage.

Une caissière de la station service était venue m’offrir un bol de soupe. Voyant mon malheur, c’était elle qui avait demandé au chauffeur de m’emmener.

Gamin, j’abandonnais très vite. Trop vite. A la moindre difficulté. Au moindre petit accroc. Incapable de me battre. D’aller au bout des choses. Convaincu que je n’étais destiné qu’à échouer.

Au quartier, depuis tout petit, on m’a dit que j’avais des problèmes et que j’allais en baver toute ma vie. Il y avait une telle unanimité, entre les élus, la population et même la police, tout le monde me faisait sentir que j’étais, sans même essayer, voué à l’échec. Et quand on ne me le disait pas, je l’entendais de vive voix.

Je pensais à la cité, à tous ces discours misérabilistes qui avaient accompagné ma jeunesse, à chaque fois dix points de moins sur ma confiance.

Dans la cité où j’ai grandi, on t’apprennait pas trop à débattre, à revendiquer, on prenait souvent les décisions pour toi. Au lieu de nous aider à nous émanciper, ils venaient à notre secours, en nous considérant toujours comme des pauvres victimes. Ça nous condamnait à faire du surplace. Le camion finit par partir.

Je n’ai pas eu d’autre choix que de remonter à bicyclette. Avec douleur, j’ai démarré. Il me restait 120 kilomètres à pédaler. Un long chemin. La neige venait de remplacer la pluie. Après une heure de vélo non stop, je n’avais plus de force. Nada. Plus rien dans le tank. J’étais gelé. Je ne sentais plus mes mains. Mes vêtements étaient lourds.

C’était tellement dur qu’il n’y avait aucune honte à arrêter. Mettre fin à mon calvaire. Je jouais avec ma santé. Je pouvais faire du stop. Trouver un autre camion. Personne n’était là pour me juger. C’était entre moi et moi-même. C’était déjà bien d’être arrivé là.

J’ai commencé à chialer à cause de la défaite qui s’annonçait. Je serrais les dents, criais ma rage, je m’en voulais de ne pas avoir assez de force pour aller plus loin. Je continuais sans vraiment y croire. Je roulais pour la gloire, conscient de mon incapacité à aller plus loin. Rien n’y faisait : le physique bégayait trop. C’était cuit. J’étais cuit. J’allais abandonner de nouveau.

J’avais mis la barre trop haute. Je m’étais vu plus fort. Puis, je ne sais pas ce qu’il s’est passé mais j’ai ressenti un truc à l’intérieur. Comme une colère sourde. Elle était dirigée contre moi.

En lâchant ici, je donnais raison à toutes celles et tous ceux en France qui m’avaient considéré toute ma vie comme un tocard. Éternel tocard. Parce que banlieusard. Parce que basané.

J’ai relevé la tête. Pour me donner du courage, j’ai pensé à mes parents. A leur parcours. A leur force. Eux, s’étaient battus toute leur vie. Ils avaient fait fi des difficultés. Ils avaient avancé coûte que coûte. J’étais fier d’eux.

J’ai pédalé alors comme je n’avais jamais pédalé de ma vie, ne m’arrêtant plus, aussi parce que j’avais peur de ne plus pouvoir repartir. Je souffrais toujours autant mais la douleur glissait désormais sur moi. Incapable de me faire du mal. Désormais, j’acceptais tout. Mon sort. Le froid, les crampes, le mal de dos, les côtes à gravir. J’emmerdais la souffrance parce que j’avais réussi à l’apprivoiser.

Le poing levé, je suis arrivé à Sofia, sans vraiment m’en rendre compte. Fatigué comme jamais. J’ai passé une des plus belles nuits de ma vie en dormant près de vingt heures d’affilée. Je n’ai jamais oublié cette journée. Il y a eu un avant et un après Plovdiv-Sofia.

Depuis, j’ai vécu d’autres aventures. Aux quatre coins du monde. Souvent difficiles. L’apogée a été mon ascension victorieuse de l’Everest en 2008. C’est cette rage de vaincre qui m’a amené sur le toit du monde malgré mon inexpérience en haute montagne.

Plus encore que la réussite d’exploits physiques, ma rage de vaincre m’a appris à ne jamais céder devant les sirènes de la facilité ou de la célébrité. Elle m’a appris à ne jamais accepter la compromission, comme tant d’autres ont préféré le faire avant moi.

 

Nadir Dendoune