La chronique du Tocard. Pour une poignée de dinars

 La chronique du Tocard. Pour une poignée de dinars


 


Papa venait de raccrocher avec Mohand Arezki et il avait retrouvé un peu de bonus dans sa voix. La semaine passée, il avait loupé haut la main pour la 5ème fois consécutive son permis de conduire et le cousin du bled venait de le rassurer en lui promettant qu'en Algérie, les auto-écoles étaient plus conciliantes. Avec une poignée de dinars, tout était possible, lui avait juré le grand moustachu.


 


Pour sa dernière tentative, l'instructeur avait emmené mon père rouler dans des endroits inconnus, des routes départementales avec des virages qui partaient en couille. Ce brusque changement d’itinéraire avait perturbé les habitudes du daron. Il avait fini par le dégoûter définitivement de la conduite. En descendant de la bagnole, Papa, d'habitude pourtant si calme, avait balancé les clefs à terre en signe d'énervement. "Wallah, je ne reviendrai plus", avait-il lâché dans un kabyle de collection, sous les yeux ébahis du moniteur qui avait juste haussé les épaules.



Mohand Dendoune avait cru qu’il avait fait le plus dur en réussissant le code. Mon père, pour qui la langue française restait une énigme malgré ses efforts pour l'apprentissage de celle-ci, avait dû batailler ferme pendant près d'un an pour obtenir la partie théorique du permis de conduire. Pendant les cours, il s'asseyait toujours au premier rang, ses grosses lunettes plaquées sur ses yeux, pour tenter de comprendre de quoi il s'agissait.


Quand le moniteur parlait, il comprenait deux mots sur dix. Heureusement pour lui, son voisin, lui aussi un Kabyle, mais qui avait eu la chance d'apprendre le gaulois chez les Pères Blancs, l'aidait en lui lisant les légendes qui accompagnaient les diapositives. Il les reformulaient ensuite à la sauce berbère.



Mais il arrivait parfois que son ami soit absent, mon père se sentait alors perdu : tous les autres candidats, le moniteur y compris, ne parlaient que le français. Et, bien entendu, il n'était pas question pour la productivité de la l'auto-école de ralentir le cours pour aider un pauvre immigré analphabète.



Alors, une fois revenu au foyer familial, mon père sortait son petit bouquin du code. Il s'asseyait sur sa chaise habituelle, celle qui se trouvait près de la fenêtre du salon et commençait à lire à voix haute, en fronçant les sourcils à cause de la dureté de l'exercice. Syllabe après syllabe, il tentait alors de faire des phrases. En vain.


Alors, quelqu'un de nous s'approchait de lui pour lui filer un coup de français. On était fier de lui parce qu’on voyait bien toute l’énergie qu’il mettait à essayer de comprendre. Et aussi triste. Triste de s’apercevoir ô combien tout ceci était difficile pour lui.


La veille de l’examen, il ne tenait plus en place. Le stress parcourait l’ensemble de son corps. Il se réveilla en pleine nuit. On l'avait jamais vu dans cet état là. C’était aussi la première fois qu’il passait un examen. 



Malgré l’Everest qu’il avait en face de lui, il avait réussi à obtenir le code du premier coup. Il était revenu en vainqueur à la maison. Lui restait donc plus que la pratique. Conduire, et juste conduire. Ca lui semblait facile.



La première séance lui avait donné confiance : il avait aimé rouler, il avait aimé sentir la voiture avancer, il s’imaginait déjà acheter un carrosse pour emmener toute sa famille en vacances. D’ailleurs, c’était un peu pour ça qu’il s’était décidé un jour à passer le permis.


Depuis qu’il avait vu un dimanche matin, son voisin, lui aussi un Algérien, embarquer toute sa fratrie dans sa 504 Break. Il avait envié le sourire de ses gamins. Alors il s'était décidé à franchir le pas. La cinquantaine bien entamée, il connaissait la difficulté de la tâche qui l'attendait.



Mais très vite, Papa s’aperçut qu’il n’était pas à l’aise derrière un volant. Le stress l'envahissait. Et puis, avec le moniteur, le courant ne passait pas. Mon père vivait mal le ton employé, hautement méprisant, par celui qui était censé lui apprendre à conduire.


Plusieurs fois, il avait voulu faire face mais avec son français balbutiant, il n’avait malheureusement pas les armes pour se défendre. Alors, il avait laissé s’installer, malgré lui, un rapport dominant-dominé qui le stressait à son maximum et qui lui faisait perdre une partie de ses moyens. Un soir, il était revenu de son cours de conduite, très en colère, presque en larmes.



La veille de l’examen final, il rentra à la maison très tard, causant l’inquiétude de sa femme. Sans surprise, il loupa sa première tentative. Il perdit encore plus confiance en lui. Il décida de s'accrocher: il lle voulait tant ce permis. Pour acquérir une certaine autonomie, pour se réaliser socialement.



Incapable d’être bon les Jours J, il rata ses cinq tentatives. Quelques mois après son ultime défaite, il s'envola pour l'Algérie. Son cousin, Mohand Arezki tint sa promesse. Et pour une poignée de dinars, sans même passer le moindre examen, mon père obtint son permis de conduire algérien. ll retourna en France et se présenta en costard-cravate à la préfecture de Bobigny tout fier, muni du précieux sésame.


L'employé de la préfecture mit un coup de froid à ses attentes. Papa apprit alors que son permis de conduire algérien n’était valable en France que pendant une période de deux mois. Huit petites semaines. C’est tout. Après, il lui faudrait retourner à l’auto-école de Saint-Denis pour tenter d’obtenir de nouveau un permis de conduire français. Retour à la case départ donc.


Déprimé, il le fut pendant quelques jours. Puis, le dimanche d’après, il arrêta de se lamenter sur son sort et partit, sans le dire à personne, louer une voiture. Un 9 places pour accueillir toute la fratrie. Il emmena alors toute sa famille se balader au nord de Paris, dans le Val-d'Oise. Ce fut un super moment, unique en son genre et peu importe si on frôla plusieurs fois la mort…


 


Nadir Dendoune


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Nadir Dendoune