La chronique du Tocard. Quand le temps des cerises kabyles n’est plus …

 La chronique du Tocard. Quand le temps des cerises kabyles n’est plus …


 


J’avais dû insister comme un malade imaginaire pour que ma mère accepte de grignoter dans ce petit restaurant qui se trouvait à proximité de son domicile familial où elle n’avait, bien entendu, jamais mis les sandales de sa vie. Elle ne comprenait pas qu’on puisse déjeuner dehors quand la gazinière marchait tellement bien à l’intérieur. Pourtant, on venait d’arriver en Kabylie 06300 et la fatigue était omniprésente à cause de l’heure matinale du départ de la France. 


 


J’avais dû mal à comprendre qu’après un tel voyage aérien, elle puisse encore vouloir faire à manger. Il faut dire que Messaouda Bekka, épouse Dendoune, était née très pauvre dans un village paumé de Kabylie dans les alentours de 1936, la vraie pauvreté, celle où tout le monde marche pieds nus pour aller chercher l’eau au puits, celle qui te prive surtout de l’éducation et qui te marque à vie, au fer rouge.


Malgré cela, elle avait hérité d’une enfance heureuse et le goût pour les choses simples, qui lui avait servi par la suite à donner un max d’amour à tous les autres. A cause donc de son faible statut d’origine sociale, elle avait continué à  se priver de tas de choses, et il n’était pas question de dépenser ses dinars dans les restos.


Le bled de provenance de ma daronne était à deux heures de route de Béjaia, petit village perché à plus de 1000m d’altitude, mais mon père sur le tard avait acquis dans la vallée un appartement à Amizour. A trop vivre en France, mes parents avaient ressenti le besoin d’un petit plus de confort. Il était temps…


En soixante ans passés loin de chez elle, c’était la première fois que ma mère venait en Algérie sans son Mohamed, ce qui l’attristait profondément mais elle avait compris que seul le temps était le patron de la vie et qu’il fallait accepter le mektoub qui était le même destin pour tous.


Le resto où nous nous trouvions était exactement ce qu’il nous fallait à nous deux. Un petit endroit convivial tenu par deux jeunes souriants et performants. C’était du travail de Kabyle bien établi.  Un lieu qui servait des frites maison d’une qualité supérieure. Un bonheur pour ma mère qui détestait tant les « frites de Chez Mac Do ».


On avait également commandé deux escalopes de bœuf halal qui prenaient la place de toute l’assiette, tellement le client était Roi ici. Et là, je sais pas ce qu’il m’a pris, mon geste était 100% naturel, j’ai commencé à couper la viande de ma daronne, comme s’il était temps d’inverser les rôles. Comme si elle était redevenue un enfant…


Je la forçais même à finir son plat. Je lui disais « La nourriture c’est la vie, faut manger, maman, allez ! ». Elle m’écoutait grâce à Dieu qui parfois ferme les yeux sur beaucoup de choses et aussi parce qu’elle n’avait pas envie spécialement de faire des efforts. Il était temps qu’on prenne soin d’elle… Ma mère ne semblait pas surprise de voir autant de bienveillance de la part de son fiston, le plus jeune de ses 9 enfants.


En sortant du restaurant, tellement j’avais bien mangé, j’ai proposé à ce qu’on vienne manger ici matin, midi et soir, week-end inclus, vu le prix que ça coûte, on verra pas la différence financière. Elle a refusé : la richesse, fallait pas en abuser, sinon on finit avec un ulcère. On marchait dans les rues d’Amizour assez heureux, je l’avoue, tous les deux contents de pouvoir faire ensemble cet énième voyage dans notre bled d’origine.


Parfois, je lui saisissais la main et elle se laissait faire, la pudeur avait qu’à bien se tenir, les autres n’existaient plus et l’amour avait toute sa place. Une petite brise refroidissait l’air et le paradis, sans aucun doute, se trouvait en suivant les pas de ma mère. La vieillesse la ralentissait un peu et elle s’arrêtait de temps à autre pour reprendre son souffle. Et aussi pour prendre le temps de saluer ceux qu’elle rencontrait sur notre passage. Tout le monde la connaissait ici parce que tout le monde avait remarqué sa gentillesse incarnée.


Avant de revenir à la maison, il fallait faire quelques courses. Dans l’épicerie locale, le vendeur, parfaitement francophone, demandait, sans accent, des nouvelles du daron, étonné de ne plus le voir arpenter les rues d’Amizour, lui, qui après avoir été à la retraite en 1988, faisait des allers-retours permanents entre la France et l’Algérie.


Souvent, nous racontait l’épicier, mon père, après avoir acheté ses provisions, restait à discuter longuement avec lui. Il lui parlait de son quotidien et la fierté d’avoir offert, grâce à la sueur de son front, de l’éducation optimale à tous ses enfants. Mon papa énumérait en détail ce que ces neuf mômes étaient devenus.


J’appris de la bouche de cet inconnu que mon daron avait été très fier de nous tous, sans exceptions à la règle des 9, alors que le saligaud avait passé toute sa vie à dire qu’on était des bons à rien foutre. Les critiques de mon père à notre égard étaient donc destinées à nous motiver… La méthode Gnoule… C’était à notre tour de parler, de donner des explications, d’expliquer les raisons de l’absence de papa.


A cet instant précis où le temps est suspendu par le malaise de la situation, je vis tout de suite que maman aurait aimé être ailleurs. Elle était rouge de trouille, ne sachant quoi répondre. Je prenais alors le relais par solidarité amoureuse. Je disais juste au vendeur que le temps avait passé et que mon papa ne viendrait plus ici, malgré le fait que l’Algérie resterait toujours le pays de son cœur. Peu importe les sept décennies consumées en France, rien ne pouvait effacer ses racines.


Le gars de l’épicerie n’insista pas. Il donna son meilleur sourire, mélange de compassion et de tristesse. On était toujours les Bienvenus chez lui, avec ou sans mon papa, nous répétait-il, croyant si bien dire. En entendant cette phrase, ma mère versa une larme. Il était temps de partir. Son cœur n’en finissait plus de chialer. On se dirigeait vers la maison, chargé comme des mules, avec nos sacs qui faisaient vraiment  de la peine à porter.


Je regardais ma mère, traînant les pieds, abattue par l’absence de son Jules 100% Gnoule. Con comme un homme que j’étais, j’avais jamais imaginé à quel point ma daronne aurait eu autant de mal à venir en Algérie, sans l’homme de leurs 65 printemps. 


Quand le temps des cerises kabyles n’est plus …


Nadir Dendoune


 


La chronique du Tocard. Roland Garros, Stan Smith et les oubliés du CSM Ile-Saint-Denis (09-06-2015)


La chronique du Tocard. Les ex sont des mariées comme les autres (02-06-2015)


La chronique du Tocard. Né sous le signe du Tocard (26-05-2015)


La chronique du Tocard. L’amour à travers le Mur (19-05-2015)


La chronique du Tocard. Ma dixième première fois en Palestine (12-05-2015)


La chronique du Tocard. Une femme dans toute sa splendeur…. (05-05-2015)


La chronique du Tocard. La chance d'être toujours là (28-04-2015)


La chronique du Tocard. Touche pas à mon Parc  (14-04-2015)


La chronique du Tocard. Karim, un ami qui te veut du bien.. (07-04-2015)

Nadir Dendoune