La soi-disant « dérive autoritaire » du régime tunisien

 La soi-disant « dérive autoritaire » du régime tunisien

Le Président tunisien Béji Caïd Essebsi épinglé dans le dernier rapport de de Crisis Group


Le dernier Rapport de Crisis Group vient de brosser un tableau noir sur la présidentialisation du régime tunisien. Des mots galvaudés, utilisés à tort et à travers. Analyse.


Il n’est pas dit qu’un rapport d’une ONG ou d’une institution internationale soit toujours neutre, objectif ou incontesté. Le dernier Rapport de Crisis Group du 11 janvier 2018 vient en effet de brosser un tableau noir, sans nuance, sur la présidentialisation du régime tunisien, et surtout sur le risque de« dérive autoritaire » auquel il risque d’aboutir.


Le Rapport s’attaque aux pratiques de l’Exécutif, qui se resserre essentiellement autour du président de la République et de la personnalité d’Essebsi. Celui-ci semble entraîner sous son sillage le gouvernement, le parlement et les autorités de régulation, qui tardent à naître. Essebsi et Ghannouchi ne sont pas pressés de voir naître ces dernières autorités, parce qu’elles seront indépendantes et qu’elles auront une certaine « autorité ». Autorité qui sera au détriment des pouvoirs du président.


Il est dit en effet dans ce Rapport que : « Par son interventionnisme contraire à l’esprit de la Constitution, mais conforme à sa légitimité d’élu au suffrage universel, Essebsi tente d’accaparer les canaux de discussion politique, ce qui personnalise les mécanismes de gestion de crise qui dépendent de plus en plus de son maintien à la tête de l’Etat ». Essebsi semble encore 

intervenir activement sur les équilibres et le fonctionnement de la coalition. « Il prend des initiatives personnelles et non concertées pour renforcer l’alliance et maintenir sous tension le parti islamiste, adversaire principal de Nida Tounès sur le plan électoral. »


Essebsi a encore remodelé le système politique en dehors de la Constitution. Il « est à l’origine du gouvernement d’union nationale actuel, entré en fonction fin août 2016, qui a pourtant pris de court l’ensemble des formations politiques ». C’est lui qui impose Habib Essid à la tête du gouvernement à l’époque. Un technocrate qu’il voulait malléable, pour avoir une marge de négociation avec les islamistes. Puis, il parvient à imposer un nouveau chef de gouvernement, Youssef Chahed, membre de Nida Tounès, dont le rôle reste ténu par rapport à lui, malgré sa popularité, et mieux encore, à peser sur la composition du gouvernement. C’est Béji qui fait le chef du gouvernement, pas la majorité parlementaire, dont il est le chef. Il est normal que celui-ci doive obtempérer à sa volonté.



Par ailleurs, « Essebsi multiplie les rencontres à huis clos avec les dirigeants des principales forces politiques et syndicales…. La recherche de compromis en amont entre Ghannouchi et Essebsi et dans une moindre mesure entre les partis de la coalition, tend, enfin, à dénaturer le rôle de l’Assemblée des représentants du peuple (ARP) et à l’affaiblir. …. Les lois sont adoptées avec peu d’amendements. Les parlementaires sont désabusés. … Ils n’ont aucune d’idée claire de leur travail. L’agenda législatif leur est imposé au dernier moment, ils ne le connaissent pas. Toutes les transactions entre partis politiques se font au sein de la Commission des consensus. »


Il est dit encore dans le Rapport que : « Pendant ce temps, des éléments clés de la Constitution de 2014 tardent à être mis en œuvre. La Cour constitutionnelle dont le rôle est fondamental en cas de crise politique et institutionnelle, n’est toujours pas en place. Les instances constitutionnelles indépendantes incarnant les principes d’intégrité, d’impartialité et de neutralité, considérés dans le sillage du soulèvement de 2010-2011 comme un antidote aux maux de l’administration publique, sont absentes, et les instances administratives indépendantes en exercice manquent d’autonomie. Les élections municipales ont été reportées à quatre reprises. Le processus de décentralisation s’enlise. Il devrait se traduire notamment par l’élection de conseils régionaux, mais suscite les craintes de nombreux responsables politiques et hauts fonctionnaires qui considèrent qu’il affaiblira le pouvoir central. »



Certes, certaines des déclarations essentielles du Rapport de Crisis Group peuvent sans peine être tenues pour valables et vraies, mais d’autres points de vue du Rapport doivent être aussi atténuées et nuancées pour  leur contenu exagéré et tranchant pour une réalité évanescente. Ce Rapport exprime des exigences intenables pour une jeune démocratie de sept ans. L’objectivité consiste à présenter une évaluation de juste milieu, pour ne pas retomber dans les élucubrations de cet « Esprit qui nie toujours » que redoutait Goethe plus que tout.


Personne ne peut nier la présidentialisation d’un régime censé être parlementaire, où l’essentiel du pouvoir devait relever du chef du gouvernement, ou encore l’ascendant politique de Béji Caïd Essebsi, qui, face à l’amateurisme ambiant, ne s’en tient qu’aux rapports de forces. Il a en effet tendance à définir les grands équilibres politiques, l’action principale de l’Etat à travers ses compromis avec le seul islamiste Ghannouchi, son allié, opposant potentiel, et deuxième force du pays. Le président craint sans doute de laisser les machiavéliques islamistes seuls face à des jeunes technocrates naïfs du gouvernement ou à des hommes politiquement inexpérimentés. Il y aura pour lui péril en la demeure moderniste.


Il est vrai que, lorsque pour sortir définitivement du système autoritaire d’avant la Révolution, les constituants ont choisi un régime parlementaire dans la Constitution, les faits politiques n’ont pas tout à fait confirmé leur volonté. Un régime de fait, voire un contre-régime politique, a aussitôt prévalu dans la vie politique autour de la personnalité du Président Essebsi, qui du fait qu’il soit le chef de la majorité politique, victorieux aux élections présidentielles et législatives, l’a fait apparaître comme le noyau central du nouveau régime. Un régime qui tarde encore à trouver ses repères. Essebsi n’a pas choisi le régime politique, l’a peu négocié. La balance n’était pas en sa faveur à ce moment-là, il était hors ANC. Il a donné par sa pratique une lecture institutionnelle, non prévue par les textes, mais permise par les textes mêmes. La Constitution permet au même parti ou au même chef de parti, de détenir simultanément le présidentiel, le législatif et le gouvernemental. Un vide est aussitôt rempli.


Il ne faut pas oublier que la Tunisie est actuellement en phase de transition démocratique, sept ans après la Révolution, quatre ans après le vote de la Constitution. Le pays connait une mutation des structures constitutionnelles et politiques, dont la logique s’appuie sur une succession d’étapes, nécessaires pour tenter de « structurer » une Révolution fuyante, de parvenir à l’institutionnalisation sociologique du régime politique et à la consolidation démocratique. Cette « transformation » n’est guère aisée au vu des bouleversements subis. Le régime parlementaire qui rompt avec un passé autoritaire influencé par une pratique présidentialiste, est lui-même en soi un bouleversement. D’abord, il n’a pas fait l’objet de compromis sérieux entre la majorité et l’opposition, il a été imposé par une majorité islamiste entêtée. Ensuite, il a subi des déformations criantes, parce qu’il s’est avéré peu adapté au contexte politique et culturel du moment. Le Rapport de Crisis Group considère que le pouvoir cherche à modifier la Constitution pour présidentialiser le davantage régime, soi-disant parce que le régime présidentiel est conforme à l’esprit des Tunisiens. Le comble, c’est que ce n’est pas une critique, mais une réalité. L’imaginaire collectif des Tunisiens est en effet favorable à l’émergence d’un chef, d’autant plus qu’ils ont assisté à la déliquescence de l’Etat. Y a-t-il pour autant  un risque de glissement vers l’autoritarisme? On en doute.


Ce qu’on peut dire en tout cas, c’est que, présidentiel de fait, le nouveau régime parlementaire n’a pas pour autant glissé vers « une dérive autoritaire », comme le relèvent les rapporteurs de Crisis Group, qui se plaisent à juger un peu à la va-vite un régime démocratique d’à peine 84 mois. La Tunisie était sous la dictature il y a aussi 84 mois, ne l’oublions pas. Macron, lui-même, de passage à Tunis ces jours-ci, a au moins reconnu l’œuvre de la durée pour la construction de la démocratie. Y a-t-il une seule démocratie occidentale qui a fait sa démocratie en sept ans ? Y en-a-t-il une qui n’a pas pataugé dans l’improvisation, qui n’a pas commis des erreurs de parcours ? Aucune. Le temps est aussi un bâtisseur patenté à sa manière. Il corrige les excès de lui-même et donne la mesure de toute chose. Les idéologues, les militants et les partis de type protestataire, sans doute les interlocuteurs privilégiés de Crisis Group, rejetés du pouvoir, se plaignent au fond, non pas de la déroute démocratique tunisienne, mais d’en être tenues éloignés. Parions que, s’ils parviendraient au pouvoir et s’ils n’obtiendraient pas la majorité absolue, tous ces partis s’allieront inévitablement avec les islamistes. Ils préféreront alors le pouvoir au romantisme révolutionnaire, le gouvernement politique à la parole « libre ».


Certes, la vigilance s’impose toujours, celle des partis politiques et celle de la société civile. Le pouvoir a en effet tendance à s’étendre lorsqu’il ne trouve pas de freins, en dictature comme en démocratie. Nul besoin d’invoquer le cas Trump ou d’Erdogan. Revirement et remise en cause peuvent alterner avec des phases libérales, même dans des pays assurés de la voie démocratique.


En Tunisie, y a-t-il réellement « dérive autoritaire » ? En fait, les deux partis partenaires au pouvoir gouvernent ensemble, mais se surveillent mutuellement, voire se donnent des coups de poignard dans le dos. Le pouvoir politique est éclaté entre plusieurs forces, au point qu’on n’a pas cessé de parler de « crise de l’autorité de l’Etat » durant les sept ans de transition. Le président Essebsi a acquis certes un ascendant politique. Il ne pouvait pas gouverner seul en 2014 sans majorité absolue au parlement de son parti. Mais il ne peut pas pour autant gouverner capricieusement. Il doit prendre en considération les vœux du parlement, des parties signataires de l’accord de Carthage, de l’opinion, des institutions et puissances internationales. Il doit agir en accord avec le gouvernement et les multiples tiraillements de ses composantes. La majorité parlementaire nidéiste se rebelle souvent contre le gouvernement et le président. La justice fait des progrès, malgré la corruption ambiante dans différents milieux de la société et dans les institutions. La justice commence, à petites doses, à être indépendante du pouvoir. Le tribunal administratif est resté fidèle à sa réputation après la révolution, et a même fait mieux. Des décisions récentes audacieuses de juges judiciaires, y compris de la cour de cassation, conformes au nouveau souffle démocratique, commencent à bousculer les vieux tabous, politiques et sociaux. Pour les grandes décisions politiques, le président sait qu’il ne doit pas trop bousculer Ghannouchi et les islamistes, ses alliés majeurs. L’UGTT a son mot à dire, et quel « mot », pour les questions touchant au social, à l’économie et à l’éducation. Elle s’est même exagérément transmuée en une sorte de gouvernement parallèle dans la phase de transition, où rien ne se fait sans son aval. La liberté d’expression, de presse, la société civile et les réseaux sociaux usent et abusent de leurs moyens de pression sur le pouvoir. Pourquoi le Rapport de Crisis Group ne parle pas de tout cela ?  Ses interlocuteurs relèveraient-ils seulement de l’opposition ou de la gauche contestataire ou des associations militantes, jeunes et moins jeunes ? Dire que l’absence de la Cour constitutionnelle (en tout cas, l’Instance provisoire fait son travail correctement)) ou des autorités de régulation conduit à l’autoritarisme est-ce un argument sérieux face à tous ces contre-pouvoirs réels ?


Il y a certainement un glissement présidentiel d’un régime censé être parlementaire, mais pas de risque de « dérive autoritaire » au sens authentique du terme, comme le relève le Rapport de Crisis Group. Les mots doivent garder leur sens, pas être galvaudés à tort et à travers. Qu’un régime parlementaire glisse en régime présidentiel n’est pas en soi une dérive autoritaire dans un pays en voie de démocratisation. Les Etats-Unis ont un régime présidentiel, mais c’est un pays où, aux dires de Tocqueville, « le peuple règne sur le monde politique américain comme Dieu sur l’univers ». Un régime autoritaire commence plutôt lorsque la volonté capricieuse des hommes au pouvoir se substitue à l’empire de la loi.


Hatem M’rad


 

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