Où va la France ?

 Où va la France ?

Mathieu Menard / Hans Lucas


La France est politiquement « malade » de sa démocratie. Le président Macron est perçu comme un homme « autoritaire » qui voudrait imposer ses réformes. Peuple de révolution, les Français ont très souvent été réfractaires aux réformes. 


L’agitation en France est désormais fréquente, durable et violente. Elle est encore une fois fidèle à sa réputation d’être un pays ingouvernable, comme elle l’a souvent été depuis 1789. Pays de Révolution universelle et de droits de l’Homme, la France n’en est pas moins, et paradoxalement, un pays de schisme idéologique droite-gauche, qui a des prolongements malfaisants de type identitaire aujourd’hui entre le nationalisme de repli et l’universalisme d’ouverture ou de type social et catégoriel entre nantis et marginaux. La France ne semble toujours pas concernée par l’affadissement des idéologies depuis la chute du mur de Berlin. Le « tiers état » est toujours confronté aux castes nobiliaires et aux bourgeois ennoblis qui ont pris des formes insidieuses.


Les Français ont un tempérament critique et impétueux, notamment vis-à-vis de l’autorité. Ils aiment mettre le pouvoir mal à l’aise, voire le remettre en cause. Cela ne date pas d’aujourd’hui. Les réminiscences révolutionnaires ont du mal à se taire. C’est sans doute pourquoi la France n’arrive pas à se satisfaire d’un consensus sur les valeurs fondamentales à la mode anglo-saxonne ou de compromis politico-social à la mode germanique. Les régimes tombent souvent en France, non pour avoir entrepris des réformes, mais au contraire, faute d’avoir réformé quand il était possible d’agir sur les événements. Le moment le plus dangereux pour un gouvernement qui veut réformer est justement celui du déclenchement des réformes. Ce peuple de révolution n’aime vraiment pas les réformes, contrairement aux Anglais.


Du « Premier Empire sous Napoléon Bonaparte (1804) aux années 1965, la France a connu une alternance de grandes réformes et de périodes de conservatisme. Tocqueville racontait qu’en tant que député, vers 1839, il a voulu introduire des réformes fondamentales sur le système pénitentiaire, l’abolition de l’esclavage, les réformes à la colonisation d’Algérie. Seule, regrettait-il, la loi sur le système pénitentiaire a pu être adoptée, mais elle n’a jamais été appliquée. Les réformes ont été pour lui un échec. Certains hommes politiques ont fait, il est vrai, de grandes réformes dans l’adversité. Napoléon a réformé en profondeur le pays pour stabiliser la Révolution, De Gaulle dans une autre phase post-conflictuelle a réformé pour stabiliser des institutions entre les mains des partis. Toutefois, quand De Gaulle voulait après 1968 aller plus loin en remettant en cause les féodalités et remplacer le Sénat par une représentation des forces vives de la nation, en équilibrant le poids de la province par rapport à Paris, la bourgeoisie s’est rebellée contre lui, provoquant son départ. Mendés-France voulait à son tour faire de grandes réformes, il n’a pu rester président du Conseil plus de sept mois et seize jours (du 18 juin 1954 au 5 février 1955). Chaban-Delmas a été écarté pour avoir voulu réformer. Michel Rocard a été écarté sous Mitterrand quelques jours après avoir remis son Livre blanc sur les retraites.


Il semble que les blocages qui empêchent la France de se réformer en profondeur tiennent à la nature profonde du peuple français, à son esprit frondeur, à « l’esprit général » de la nation cher à Montesquieu, à l’idéologie révolutionnaire qui l’habite et qui le divise en deux camps politiques et en de multiples castes sociales. Cet « esprit général » est aussi l’esprit du peuple, celui du bonnet phrygien, symbole de la République et de la liberté, jusqu’à celui des gilets jaunes, mouvement de résistance social-libertaire, en passant par les Communards et les Soixante-huitard. Cet « esprit » est tellement réfractaire au changement qu’il considère souvent que toute idée nouvelle ou tout progrès social comme un nouveau trouble social. Mieux, comme un prétexte à la révolution. On l’a souvent dit : les Français réussissent souvent des révolutions, échouent dans les réformes.


Le « raz-le-bolisme » social d’aujourd’hui contre l’augmentation des taxes (mouvement des gilets jaunes) et la réforme sur le régime universel des retraites (syndicats et catégories professionnelles) prend pour cible à la fois la « boîte noire » d’un pouvoir isolé, élitiste, gérant le pays d’en haut, dans l’antichambre du Palais, soutenu par une caste technocratique parisienne. La France reste un pays de tradition centralisatrice, malgré la décentralisation progressive, un pays oligarchique malgré la tradition démocratique, un pays d’intolérance diffuse, grignotant jour après jour sa tradition de tolérance.


Hier, une seule classe-caste détenait tous les pouvoirs économiques et politiques, à l’époque moderne, ce sont les grands corps de l’Etat, les grandes écoles et ses membres qui occupent les postes de décision et président aux nominations dans toutes les fonctions. Ce sont eux qui élaborent de manière technocratique les grandes réformes économiques et sociales. C’est à se demander s’il ne fallait pas d’abord réformer les réformateurs, trop rationnels et trop savants pour être fins politiques.


Le régime politique français canonise de surcroît le président de la République, qui se croit anachroniquement responsable de tout. Dans la France d’aujourd’hui, les pouvoirs du président-monarque suivent une courbe inflationniste. Cela lui donne le droit, surtout s’il est plein de vigueur, comme Macron, de s’occuper de tout, d’être partout, et de prétendre à l’omniscience. Il veut assurer en même temps l’intendance, habituellement du ressort du Premier ministre et des ministres, et la haute politique. Il fait le travail de proximité, discute avec Monsieur tout le monde dans le rue, quitte à se faire insulter publiquement en s’exposant maladroitement dans les médias, dirige des débats publics dans les communes dans le style de la gouvernance moderne, préside aux réformes, dirige le conseil des ministres, fait toutes les nominations, exerce une diplomatie intense au sommet, notamment dans l’Union européenne et dans les rencontres au sommet. Son parti REM, qui détient la majorité absolue, suit pas à pas la voix de son « grand maître », même dans ses coups de force. Aux Etats-Unis, un régime présidentiel proche de celui de la France, c’est le peuple qui gouverne réellement, partant de la base en remontant au sommet. Là-bas, dans un système fédéral, le peuple est souverain tous les jours dans les communes, dans le détail comme dans le général. En France, pays d’abstraction philosophique, c’est l’inverse. Ce n’est pas un hasard si ce pays a du mal à être consensuel. La démocratie est souvent inopérante, prisonnière de ses vices originels. On n’a pas supprimé l’ancienne manie de vouloir trop gouverner, de s’ingérer en tout. L’individu ne s’autogouverne pas réellement, malgré les apparences démocratiques et la civilisation individualiste. La centralisation de fait n’a pas supprimé toutes les féodalités. Un auteur récent, Thomas Philippon, a considéré que le courant français qui se réclame du libéralisme est dépassé. Il représente désormais ce qu’il a appelle « le capitalisme d’héritiers », titre de son livre (2007). Un capitalisme de gens qui voudraient vivre de la rente ou d’exemptions d’impôts et qui voudraient conserver l’idéologie de leurs ancêtres du XVIIe siècle.  Le vieux pays qu’est la France semble devenir aussi un pays vieux, vieilli par le conservatisme à une époque de mutation technologique rapide.


La démocratie française est aujourd’hui en crise. Elle est dénoncée par les partis de droite comme de gauche. On accuse le « Général » Macron de faire glisser la France de la démocratie à l’autoritarisme, en raison de sa tendance à être omniprésent, à refuser de déléguer, et à imposer ses réformes technocratiques par la force, sous prétexte d’être bien élu au suffrage universel et soutenu par une majorité automatique au parlement. Quand on lui parle d’autoritarisme, Macron s’en offusque : « L’autoritarisme, vous ne savez pas ce que c’est, répond-t-il. Allez vivre dans un régime autoritaire et vous le saurez ». Un excès entraîne bien entendu un autre. Mais l’identification de son pouvoir à l’autoritarisme, aussi exagéré soit-elle, n’explique pas moins la perception par le peuple d’un homme à la tête d’un régime présidentiel qui a absorbé tous ses procédés parlementaires de base, et ses contre-pouvoirs, qui auraient pu pourtant assouplir son mode de fonctionnement. Déjà, en 2011, deux auteurs Pierre Brunet et Arnaud Le Pillouer, ont publié un article académique intitulé « En finir avec l’élection présidentielle », dans lequel ils appelaient à mettre fin à « l’hyper présidence », à l’origine de toutes les dérives de la Ve République (personnalisation, perte d’autorité morale, défiance des citoyens à l’égard des institutions et du personnel politique) et de l’extrême concentration des pouvoirs entre les mains du président. Ils s’en prenaient notamment à son élection au suffrage universel.


Alors où va la France ? Nul ne pourrait le prédire. Mais le problème politique de la France est profond. La démocratie a un besoin permanent de réforme surtout à l’ère numérique, plutôt favorable à l’horizontalité du pouvoir. Encore faut-il aimer les réformes, et surtout l’appliquer à un peuple de révolution.

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