Tunisie / Est-ce une démocratie à géométrie variable ?

 Tunisie / Est-ce une démocratie à géométrie variable ?

Illustration / Tunisie – 2018 / FETHI BELAID / AFP


Après le décès de Béji Caïd Essebsi, le 25 juillet dernier, les Tunisiens ont élu un nouveau président dans le cadre des élections anticipées. Le magnat des médias Nabil Karoui et le constitutionnaliste Kaïs Saied se sont affrontés lors du second tour des élections, le 13 octobre 2019. Les scènes qui ont suivi l’annonce des résultats – Kaïs Saied a remporté le second tour avec 72% des voix – sont surréalistes. 


Sur l'avenue Habib Bourguiba, comme dans plusieurs villes du pays, les gens célèbrent fièrement la victoire du nouveau président. Mais plus encore : ils célèbrent la victoire sur la corruption (Nabil Karoui est devenu le symbole de la corruption dans le pays) ; la victoire sur le système politique dans lequel les Tunisiens semblent avoir perdu toute confiance depuis la révolution (Kaïs Saied se présente comme un candidat prétendument indépendant n'appartenant à aucun parti). En bref, la victoire de la volonté du peuple qui représente la rupture avec toute la classe politique n’ayant pas su répondre aux attentes des Tunisiens, et la rupture avec la corruption qui ronge l’Etat et ses institutions de l’intérieur. Le tout ayant mené à une crise économique qui pèse lourdement sur le peuple tunisien.


Suite aux élections, et dans de nombreuses villes du pays, la société civile a mené des opérations de nettoyage au cours desquelles des bénévoles ont nettoyé et décoré leurs villes. Dans leur zèle, certains sont même allés jusqu'à peindre des monuments culturels. Sur les réseaux sociaux, des photos de ces opérations ont été diffusées sous le slogan "prise de conscience". Les gens ont donc pris leur destin en main, pourrait-on penser. La vague d’optimisme qui a envahi le pays depuis l’annonce des résultats est semblable à celle au lendemain de la fuite de Ben Ali en janvier 2011. Est-ce l’accomplissement de la révolution de 2011 ou sommes-nous en train de vivre une nouvelle révolution en Tunisie, comme le prétendent certains ? Et dans ce cas, une nouvelle révolution propre à préserver le pays d’une contre-révolution ? Ces questions sont tout à fait légitimes. Or, le questionnement ne semble pas être le bienvenu en cette période post-électorale.


En fait, depuis les élections, les voix critiques sont considérées et représentées comme des complices de la corruption ou des pessimistes éternels qui ne peuvent faire avancer le pays. Mais ce qui paraît encore plus inquiétant, c'est la mobilisation publique contre des journalistes et des chroniqueurs critiques (certains ont déjà reçu des menaces de mort), qui vise clairement à uniformiser l'attitude et la position des médias. Toutefois, on attendra en vain l’indignation face à ces manœuvres. Qu’en est-il alors de la liberté d’expression et la liberté de la presse ? Des élections libres, sans parler de nombreuses irrégularités qui ont eu lieu au cours des élections et que l’ISIE n’a pas su contrer, sont-elles en soi le garant de la liberté et de la démocratie ? On peut s’étonner qu’un constitutionnaliste, comme Kaïs Saied, s’oppose à certaines libertés fondamentales garanties par la Constitution, au lieu de s’attaquer aux pratiques policières et judiciaires et aux textes juridiques obsolètes qui sanctionnent encore le droit au libre choix et qui sont, aujourd’hui, clairement contradictoires avec la Constitution.


Il ne suffit donc pas de se féliciter d’être le seul pays arabe à connaître des élections libres. Se rassurer en se comparant à d’autres pays arabes, comme la Libye, l’Egypte ou encore la Syrie, n’exprime pas une fidélité à l’esprit et aux objectifs de la révolution de 2011. Certes, on ne peut que se réjouir du fait que les Tunisiens continuent leur lutte malgré toutes les difficultés qu’ils rencontrent. Mais estimer que ce que les Tunisiens ont accompli au cours des huit dernières années est très remarquable pour un pays arabe sans pour autant être idéal, comme l’exprime également la presse internationale, revient à leur dire : « vous n’êtes pas soumis aux mêmes exigences et attentes en matière de libertés fondamentales ». Cela revient également à leur dire : « nous estimons qu’aujourd’hui vous n’êtes pas capable d’atteindre la même liberté comme nous ». Cette même logique prétend qu’il n’est pas approprié d’appliquer à la Tunisie postrévolutionnaire des critères européens.


Mais lorsque les Tunisiens sont descendus dans la rue, il y a plus de huit ans, pour prendre en main leur avenir et celui de leur pays, ils n'ont pas demandé quelle était la situation dans les pays voisins. Ils n'ont pas demandé comment était la situation au Moyen-Orient. Lorsqu'ils sont descendus, ils ont crié "liberté". Et quand on parle de liberté et de démocratie, il n'y a pas deux poids, deux mesures. Quand on parle de liberté et de démocratie, il n'y a que des valeurs universelles. Et elles s'appliquent également dans les pays arabes. Que serait une démocratie à géométrie variable ? Il n'est pas non plus nécessaire de rappeler que d'autres pays ont mis des décennies, voire des siècles, à trouver la stabilité, après plusieurs retours en arrière. La démocratie est un processus d'apprentissage, pour ceux qui la prennent au sérieux, avant de devenir un état d’esprit. Et chacun apprend selon son propre rythme. Une logique qui n’applique pas les mêmes exigences de liberté et de démocratie à tout le monde est une logique qui méprise les autres et les jugent de haut.


Il serait temps de se rappeler l’esprit de la révolution de 2011 qui a balayé le régime de Ben Ali. Un esprit qui a voulu que la liberté, les droits fondamentaux et la démocratie deviennent une réalité en Tunisie et que le peuple devienne seul maître de son destin. Cet esprit laisse de plus en plus sa place à des visions de nature populiste. A l’ère actuelle, plusieurs pays du monde entier, y compris les vieilles démocraties, témoignent d’une considérable montée du populisme. Si le populisme a toujours été présent dans la démocratie – il en est même le fruit – il peut s’avérer mortel pour un processus de transition démocratique.

Iman Hajji