Rapatriement des jihadistes : un statu quo dangereux ?

 Rapatriement des jihadistes : un statu quo dangereux ?


Alors que des organisations internationales se positionnent pour le rapatriement des jihadistes, la France reste, jusqu'ici, sourde à cette éventualité.


La Croix Rouge, la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme (CNCDH) et d'autres organisations internationales se prononcent en faveur d'un rapatriement, par les pays européens notamment, des jihadistes et de leurs familles se trouvant au Proche Orient. Ce qui concerne des femmes et des enfants vivant dans des camps en Syrie et des hommes condamnés à mort, ou à de très longues peines, détenus dans les prisons irakiennes.


Sur la même ligne que certaines organisations internationales, EPCM (Ensemble contre la peine de mort) exhorte le gouvernement français à rapatrier les jihadistes et leurs familles. Et ce pour plusieurs raisons que nous explique Raphaël Chenuil-Hazan, directeur général d'EPCM.


 


Combien de Français se trouvent encore dans les camps en Syrie ?


Aujourd'hui, on parle en tout de 300 à 400 Français, dont 250 enfants, en Syrie. Répartis notamment sur deux camps du Nord Est de la Syrie. Il y a souvent un abus de langage en parlant de 400 terroristes. Moi, je ne peux pas appeler un enfant de trois ans ou même de dix ans, un terroriste. Donc 300 à 400 Français mais les chiffres évoluent avec certains qui ont fui vers la Turquie, certains qui ont pu rentrer en France. Mais la France a un blocage constant sur le rapatriement de ces femmes et ces enfants présents dans les camps.


 


Comment la France gère-t-elle leur retour ?


Officiellement, le politique française est du retour au cas par cas. Moi j'aurais tendance à dire que c'est plutôt du retour au goutte à goutte. A l'heure actuelle seuls onze enfants ont été rapatriés, sur 250 c'est faible. C'est une vraie question que l'on pose avec les organisations et les associations : comment on peut laisser des enfants français dans ces conditions, qui avec l'hiver sont encore pires. Conditions d'hygiène, conditions sanitaires, conditions de sécurité, conditions d'éducation. Finalement, si on voulait les radicaliser, en faire de futurs grands terroristes, on ne pouvait pas s'y prendre autrement. A un moment, il faut qu'on prenne nos responsabilités, nous Français. C'est pourquoi dans une tribune au journal du dimanche, j'ai appelé à rapatrier les enfants, les femmes et les hommes, y compris ceux qui sont condamnés à mort, pour des raisons de sécurité.


 


Pourquoi, selon l'EPCM, le rapatriement des enfants est une urgence ?


Notre premier argument à l'ECPM, c'est la sécurité. La sécurité à long-terme et à moyen-terme. Un enfant qui a 5 ou 6 ans, dans 15 ans il aura 20 ans. S'il a passé vingt ans de sa vie dans un camp, qu'est-ce qu'il va penser de son pays d'origine et quelle est cette bombe à retardement qu'on aura créée. Notre argument en particulier sur les enfants c'est que de nombreux pays africains, des pays pauvres qui sortaient de la guerre ont réussi à gérer des enfants soldats. On ne parlait pas de 300 enfants soldats, on parlait de dizaines de milliers d'enfants soldats en Sierra Leone ou au Liberia. Ils ont quand même réussi à les réintégrer dans la société. Que la France, pays du G7, puisse penser qu'elle n'est pas capable d'accueillir ces enfants…


 


Pourquoi êtes-vous pour le rapatriement des jihadistes français condamnés à mort détenus en Irak ?


Je ne fais pas confiance aux autorités irakiennes pour garder et sécuriser, a priori, des gens très dangereux. Concernant les condamnés à mort il y a deux choix. Soit on les exécute tous, un ou deux milliers ou plus, ce qui veut dire que l'on fait un carnage et on l'assume. Soit on se dit qu'on est en capacité de gérer ces 11 hommes, qui ne sont pas forcément les plus dangereux. Nous avons déjà récupéré sur notre sol, via la Turquie, des terroristes tout aussi dangereux, voire plus dangereux que ces 11 hommes. Donc c'est une réalité que nous sommes déjà en train de gérer. Ces 11 sont là pour faire croire que l'on fait quelque chose. Alors qu'on est surtout en totale violation de nos valeurs et du droit international. J'aimerais un jour que le Ministre de la Défense me dise que réellement ces hommes ont eu un procès équitable et qu'il le justifie.


 Selon vous, la France se doit de permettre aux jihadistes français d'avoir un procès équitable ?


La question du procès équitable n'est pas dommageable que pour le droit en général, elle est dommageable pour les victimes syriennes, irakiennes, françaises des attentats. L'objectif d'un procès c'est aussi de faire entendre la voix des victimes (…) Quels ont été les témoignages des victimes ? Elles n'ont pas témoigné. Le procès a duré 5 minutes. Les condamnés avaient vu leur avocat 5 minutes avant. Les avocats avaient peur et ne les ont pas défendu. La France en maintenant sa position continue de rendre un procès équitable impossible.


 


Vous émettez également des doutes sur la sécurisation des prisons irakiennes…


Concernant la sécurité, je rappelle que Daech est né dans les prisons irakiennes. Né par des gens qui étaient déjà condamnés à mort. L'Irak est un des pays les plus instables du monde. On ne sait pas si dans six mois ou dans dix ans, il ne va pas y avoir des révolutions. Il y a peu un ras-le-bol populaire aurait pu renverser brutalement tout le système irakien. Qui nous dit que les prisons sont si sécurisées que ça. Nous sommes face à une poudrière, une bonbonne, où il y a le problème entre Sunnites et Chiites. Et on y met en plus les jihadistes européens, étrangers. Si un jour cette bonbonne éclate ça ne peut pas être bon pour notre pays ni les pays d'origine.


 


La France pourra-t-elle rester sourde aux différentes organisations internationales qui se prononcent en faveur des rapatriements ?


De plus en plus d'institutions, nationales et internationales, et même les juges antiterroristes disent qu'il faut les rapatrier. Boris Cyrulnik, le pédopsychiatre, dit sur la question des enfants que c'est dangereux et que ce n'est pas possible. Aujourd'hui le problème c'est que le pouvoir politique, le gouvernement, est pétrifié par l'opinion publique. C'est que l'opinion publique n'arrive pas à sortir de la torpeur et préfère dire "débarrassez nous en, on ne veut plus les voir". Le problème c'est qu'ils ne réfléchissent pas sur les conséquences et sur la réalité. Qu'est-ce qu'on va faire de ces enfants ? Si on exécute ces 11 français, qu'est-ce que cela va avoir comme conséquences en terme de démultiplication du terrorisme.


En faisant ça [Demander le rapatriement, ndlr] nous nous plaçons contre le terrorisme de demain. En faisant pourrir la situation c'est à l'inverse ne pas avoir une vision politique sur le moyen et long terme (…) Les politiques doivent savoir écouter les voix internationales qui rappellent des réalités (…) La ministre de la Justice [Nicole Belloubet, ndlr] l'a dit en janvier, que pour des raisons de sécurité, ça devenait intenable. Elle a été recadrée très vite par le ministre des affaires étrangères au parlement lors des questions au gouvernement.


 


Comment les autres pays européens gèrent-ils cette situation ?


Tout le monde n'a pas la même politique au niveau européen. L'Italie a rapatrié tout le monde. Les autres pays sont plus hésitants notamment l'Allemagne qui n'a pas de lois permettant de judiciariser tous ces Allemands. En France nous n'avons pas ce problème là, nous pouvons les judiciariser très facilement dès leur retour.


Selon vous, comment va évoluer cette situation ?


A court terme je pense que ça ne changera pas. Là on rentre dans l'agenda électoral. C'est-à-dire que si M. Le Drian reste, je pense que ça ne changera pas tout de suite. Après dans cinq ou dix ans, malheureusement si on laisse pourrir comme ça, j'ai peur qu'on le paie un jour ou l'autre. C'est de la responsabilité des hommes politiques d'avoir une vision qui va au-delà de leur mandat politique et du temps électoral. Ce n'est l'élection qui doit dicter la marche à suivre dans ce cas là mais vraiment la sécurité de la France. Ce qui passe par un rapatriement de ces gens et par une gestion de ces gens (…) je rappelle qu'on travaille avec des collectifs de familles de ces gens qui sont partis. Ces familles qui ont souffert se battent aujourd'hui pour leurs enfants, leurs petits-enfants. Mais plus on attend, moins ce sera possible et plus on fabrique le terrorisme de demain.   


 

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