Little Algiers, le « Barbès londonien »

 Little Algiers, le « Barbès londonien »

crédit photo: Nejma Brahim


C’est à Finsbury Park, dans la capitale anglaise, que la communauté algérienne s’est regroupée au cours des dernières décennies. Entre boucheries halal, cafés, pâtisseries orientales et mosquées, les habitués des lieux se sont recréé une bulle


“Les Algériens ? Prenez la prochaine à droite, après l’intersection. Ils sont tous là-bas !” lance un commerçant, accoudé à la caisse de son échoppe. A Finsbury Park, tout le monde sait où se trouve Little Algiers. Depuis les années 1990, ce quartier populaire du nord de Londres est devenu le fief de la communauté algérienne. Il est 16 heures, et la rue Blackstock Road ­(photo ci-dessus), pleine de ses boucheries halal, ses ­cafés, ses coiffeurs et ses mosquées, s’anime déjà.


Mohamed, gérant de Salam Butchers, pioche dans ses souvenirs, tandis qu’il sert un morceau de bœuf à un client. “Je suis arrivé à Londres dans les années 1990 et je n’ai pas tardé à ouvrir cette boucherie”, confie-t-il. Chaque jour, les immigrés algériens défilent chez lui pour s’approvisionner, ouvrant la porte du débat politique. Parmi les explications à ce nombre important d’expatriés, “el houria” ou la liberté.


 


Entre 20 et 30 Algériens arrivent chaque jour


“Ils veulent changer de vie, car ils sont lassés de la ­mauvaise gestion de leur pays”, précise celui qu’on appelle El Hadj. A titre d’exemple, il liste les produits importés du Maroc et de Tunisie. “Seules les dattes viennent ­d’Algérie et nous sont rapportées par ‘shab el caba’ (les voyageurs, ndlr), car le pays n’exporte rien.” A cela s’ajoute le chômage, qui touche surtout les jeunes. Son collègue, Mustapha, évoque un “harrag” (1) arrivé d’Algérie trois jours plus tôt. “Titulaire d’un master, il travaillait dans une épicerie faute d’emploi. Il a mis les voiles.”


Selon Nacer Mohamed, les raisons de l’exil diffèrent d’une époque à une autre. Mais tous sont en quête d’une vie meilleure. Arrivé en 1997 pour finir ses études de droit et de langues, cet Algérois fuit les années noires, “comme tous ceux qui partent à cette période”. Il s’installe à Finsbury Park et décide d’ouvrir le premier bureau de conseil et de traduction pour les immigrés. “J’accueille entre 20 et 30 Algériens par jour”, souligne-t-il.


Dans les années 2000, davantage de familles et de jeunes débarquent dans la capitale anglaise. En sortant de la boucherie, Hakim et Zouhir, tous deux la cinquantaine, sont occupés à refaire le monde. “Depuis quand on a un président en Algérie ? Même pas capable de faire un footing !” ironise le premier, dans un grand éclat de rire. Le second assume d’avoir choisi l’Angleterre plutôt que la France. “Il y a plus bien plus d’opportunités ici. Les Anglais regardent les compétences, pas le nom”, explique ce chauffeur de taxi, qui a vite appris la langue.


 


Les anciens accueillent les nouveaux venus


La nuit est déjà tombée sur Blackstock Road. De l’autre côté de la rue, un groupe de jeunes flâne devant l’entrée du City and Islington College. C’est dans cet établissement que sont dispensés des cours d’anglais aux étrangers. La plupart d’entre eux sont des “harragas”. “Les nouveaux arrivants savent qu’ils peuvent obtenir de l’aide des anciens ici”, assure Chakir Dahmani, habitant de Londres depuis trente ans. Autrefois chauffeur de taxi à Alger, il est aujourd’hui à la tête d’une clinique de massage et kinésithérapie à Tower Bridge. Il décrit Little Algiers comme “le Barbès londonien”. “Avec plus d’entraide et moins d’insécurité.” Et Amine (2), 26 ans, d’ajouter : “On n’essaiera pas de vous vendre des Marlboro, car il y a du boulot ici !” D’abord parti en Turquie, un passeur lui fait traverser l’Europe, de la Grèce à la Belgique, jusqu’en France. “Les trajets étaient longs, le plus souvent de nuit”, se souvient-il.


Pendant un an, il cherche du travail à Paris, en vain. “Je suis arrivé en Angleterre il y a deux mois, en me cachant dans un camion à Calais. J’ai souffert au début, mais j’ai été soutenu par la communauté.” Sans papiers pour l’instant, Amine se réjouit de travailler dans la restauration, sans racisme ambiant.


Hafid, lui aussi, est entré illégalement sur le sol anglais. “C’était en 2009. J’ai d’abord été chez ma sœur en France, mais ça ne m’a pas plu. Je suis parti et j’ai atterri là, où j’ai découvert toute cette solidarité.” Réciprocité oblige, la règle veut qu’on offre assistance au nouveau pour qu’il aide les suivants à son tour. Avant que sa situation soit régularisée, il est arrêté, un soir, par la police. “Ils ont été gentils et m’ont offert leur soutien pour que je m’en sorte”, s’étonne encore Hafid, qui vient souvent à Little Algiers.


Pour Nacer Mohamed, c’est toute l’ambiance associée au quartier qui attire tant de compatriotes. “Il y a les commerces, deux mosquées et le bureau de conseil.” Mais la plupart des Algériens ne vivent pas là : ils viennent le matin et y passent la journée, noyés dans la nostalgie. C’est le cas de Reda, planté devant le Princesse Café, une cigarette entre les lèvres. Ce quadragénaire originaire de Sétif vit à Londres depuis vingt-cinq ans.


“Pour moi, c’est half-half (moitié-moitié, ndlr)”, sourit-il, sautant de l’arabe à l’anglais sans transition. Après un divorce et des moments difficiles, il se retrouve sans logement, hébergé par un tiers, en foyer ou dans une église. “Je viens tous les jours pour retrouver les miens. C’est un quartier paisible, même s’il y a eu des soucis avec des commerces par le passé.” Tandis que ces derniers sont soupçonnés de verser dans le trafic de faux papiers, la ville de Londres met le holà dès 2008. “Au moins cinq cafés n’ont pas pu renouveler leur licence, souffle Reda. Seul celui-ci a survécu et il y a eu des arrestations.”


 


Les autorités veillent au grain


Depuis, des caméras tournent en boucle. Mais pas de quoi généraliser. “Il y a eu des innocents dans cette ­affaire”, insiste Nacer Mohamed, qui lance une pétition, à l’époque, pour protester contre les descentes de police. L’arrivée d’islamistes à la fin des années 1990 explique aussi la surveillance de ce lieu par les autorités.


Reda ouvre la porte du Princesse Café et se faufile à l’intérieur. Une quinzaine d’Algériens y sirotent un café ou un thé à la menthe autour d’un savoureux makroud. Mohamed, qui travaille là depuis dix-huit ans, est aux petits soins : c’est le point de rendez-vous de toutes les générations. Les femmes, en revanche, sont aux abonnées absentes, comme pour mieux importer les codes culturels. Dans cet îlot que l’on surnomme Little Algiers, ces exilés retrouvent, l’espace d’un instant, les senteurs et souvenirs d’un pays lointain. 

Nejma Brahim