Covid-19 : Les larmes des dirigeants tunisiens

 Covid-19 : Les larmes des dirigeants tunisiens

Abdellatif Mekki



Un haut responsable peut-il pleurer en public, si tant est que l’émotion soit maîtrisable ? La question se pose ces dernières 48 heures en Tunisie, où deux ministres en ligne de front ont publiquement versé coup sur coup de chaudes larmes, en marge de la difficile gestion de crise sociale et sanitaire en cours.



 


« Je demande pardon à ces gens-là… Cette crise a révélé l’autre réalité de notre pays », s’émeut Lotfi Zitoun, ministre Ennahdha des Affaires locales, en pleurs, interviewé le 6 avril sur la chaîne Hannibal TV, au moment où il est interrogé par une journaliste sur la pertinence des appels à responsabiliser une population prise en étau par la pauvreté d’un côté et l’impératif du confinement de l’autre.


Dès le lendemain, d’autres larmes vont faire réagir l’opinion davantage encore, celles du ministre de la Santé (Ennahdha également), Abdellatif Mekki, cette fois en conférence de presse depuis la Kasbah, siège du gouvernement, au moment de raisonner les Tunisiens encore trop nonchalants dans leur application du confinement :


« On ne peut pas laisser le comportement irresponsable d’une petite minorité conduire tout un pays vers la catastrophe. Si cela continue, nous serions en passe de démolir tout ce que nous avons bâti », allusion au chiffre des « seulement » 623 cas confirmés, un chiffre flatteur par rapport aux statistiques des pays voisins. « Au ministère de la Santé, nous nous battrons bec et ongles, jusqu’au bout […]. Nous devons pratiquer une médecine de guerre. Nous sommes en guerre ! » a martelé le ministre visiblement ému, ajoutant la voix tremblotante : « Ce ne sont pas des larmes de faiblesse, mais des larmes de détermination ! ».


S’il est certain que l’actuelle bataille contre le coronavirus mets les esprits et les organismes des décideurs de ce nouveau gouvernement fraîchement investi à rude épreuve, les réseaux sociaux d’une population confinée ne se sont pas abstenus pour autant de commenter ces larmes et d’en donner toutes sortes d’interprétation. A commencer par les plus impitoyables, qui qualifient les auteurs de ces scènes de « drama queens », expression anglophone consacrée, jetant l’opprobre sur tout affichage déraisonnable ou excessif de sentiments, censé vouloir avant tout attirer l’attention.


 


Affliction, détresse, ou surmenage ?


Sévère, cette appréciation n’en est pas moins compréhensible au moment où précisément en plein effort de guerre, une nation unie doit pouvoir s’identifier à un leader fort et stoïque, qui la rassure.


Avant ces larmes télévisées, un rapide état des lieux sur la toile permettait déjà de se rendre compte à quel point la situation anxiogène, l’incertitude des lendemains de crise et de prolongation ou non du confinement rend déjà de larges franges de la population particulièrement angoissées, surtout celles souffrant initialement de pathologies psychologiques qui les fragilise. En témoignent les nombreux groupes de soutien créés en ligne ainsi que les hotlines prévues à cet effet. Dans ces conditions, il est aisé de déduire que pour cette population en proie au doute, les larmes du leadership politique ne peuvent qu’attiser leur état et exacerber leur panique.


 


Virtue-signaling ?


D’autres réactions ont plutôt apprécié ce qu’elles qualifient d’« empathie » de deux ministres montrant un visage plus intimiste et compatissant avec le peuple. Mais d’autres encore, généralement des nationalistes, n’apprécient guerre ce qu’ils considèrent comme une dérive culturelle, omniprésente en particulier chez les islamistes et plus généralement chez les plus religieux, consistant en une aptitude à l’autoflagellation et à la complaisance dans le calvaire. En somme, un signalement de vertu, ou vertu ostentatoire (virtue signaling), pour s’attirer la sympathie d’autrui.    


Il y a quelques années, dans le contexte du changement de style radical entre le démocrate Obama et le nationaliste Trump, le journal la Croix (qui se réclame ouvertement chrétien et catholique) s’était penché sur cette même question, en titrant un article « Un président qui pleure : un atout plutôt qu'une faiblesse », où l’on pouvait notamment lire que :


« Les larmes peuvent être un plus en politique. Barack Obama a pleuré de nombreuses fois en public lors de ses mandats sans que cela lui nuise. Verra-t-on un jour Donald Trump se laisser gagner par l'émotion ? ».




 

Seif Soudani