Arrestation d’Ahmed Abdelkefi : nouveau séisme dans la sphère économique tunisienne

C’est un coup de tonnerre dans le paysage politico-économique tunisien. Hier soir mercredi 24 septembre 2025, on apprenait qu’Ahmed Abdelkefi, 84 ans, figure tutélaire de la finance nationale, a été arrêté. Décryptage.
D’après une source proche du dossier, le fondateur de Tunisie Valeurs et de plusieurs structures d’investissement privées est soupçonné d’implication dans une affaire touchant la Caisse des dépôts et consignations (CDC). Deux jours plus tôt, Boutheina Ben Yaghlene, ancienne présidente de cette institution publique relevant du ministère des Finances, avait elle aussi été placée en détention.
Tunisie Valeurs est une société de bourse fondée en 1991 par Ahmed Abdelkefi, sorte de « père de la bourse » tunisienne. Elle s’est imposée comme l’un des principaux acteurs du marché financier tunisien, spécialisée dans l’intermédiation boursière, la gestion d’actifs et le conseil en investissement. L’entreprise a accompagné l’ouverture et la modernisation de la Bourse de Tunis, en jouant un rôle clé dans la démocratisation de l’épargne et le développement des placements financiers.
Un patriarche au cœur des réseaux financiers
Né en 1941, Ahmed Abdelkefi s’est imposé depuis les années 1970 comme l’un des pionniers de la finance moderne en Tunisie. Diplomate de formation, il fonde en 1991 Tunisie Valeurs, maison de courtage qui a contribué à structurer la Bourse de Tunis. Visionnaire, il crée ensuite Integra Partners et fonde plusieurs fonds spécialisés, attirant capitaux étrangers et investisseurs locaux.
À travers son parcours, il incarne durant les années 90 le passage d’une économie étatisée à une finance ouverte, connectée aux marchés internationaux. Respecté, souvent sollicité comme conseiller, il est resté une voix influente jusque dans ses dernières années d’activité. Son arrestation marque ainsi une rupture symbolique : celle d’un patriarche jusque-là associé à la respectabilité et à la rigueur.
Le fils, espoir politique contrarié
À l’ombre de ce père bâtisseur a émergé Fadhel Abdelkefi, 54 ans, diplômé de Paris-Dauphine et banquier d’affaires. PDG de Tunisie Valeurs après son père, il fait son entrée en politique après 2011. Nommé ministre du Développement, puis brièvement ministre des Finances en 2017 du gouvernement Youssef Chahed, avant de démissionner sur fond d’affaire de malversations douanières liée à une filiale de Tunisie Valeurs au Maroc, dont il fut innocenté, il incarne un temps la technocratie réformatrice.
En 2020 il prend la tête du parti néolibéral Afek Tounes puis laisse entendre en 2023 qu’il pourrait être candidat à la prochaine élection présidentielle. Sa formule « réformer le pays d’un trait de plume » devient emblématique. Dès 2022 il a des mots durs pour Kais Saïed qu’il accuse de dérive autoritaire.
Ses prises de position sur la dette et la fiscalité lui valent une visibilité nationale en tant qu’expert dont la compétence est cependant publiquement mise en doute par le président Saïed qui le raille sans le nommer à la faveur d’un discours anti élites. Plusieurs fois pressenti pour diriger le gouvernement, il finit par quitter le devant de la scène après des polémiques judiciaires et fiscales. Il disparait de la scène politique depuis son implication présumée dans un dossier de complot contre la sûreté de l’Etat fin 2022.
Dès septembre 2016, l’ONG I-Watch consacrait une enquête titrée « Fadhel Abdelkafi & Ahmed Abdelkafi et les multiples conflits d’intérêts dans le secteur financier ».
Les dessous de l’affaire CDC
La Caisse des dépôts et consignations, bras financier de l’État tunisien, gère des ressources considérables : dépôts de la Poste, fonds d’assurance, confiscations par les tribunaux, épargne collectée, etc. Créée pour soutenir l’investissement stratégique et le développement, elle joue un rôle d’intermédiaire entre finances publiques et secteur privé.
Toutefois, sa gouvernance est depuis des années pointée du doigt pour son opacité. Selon les premières fuites, les enquêteurs s’intéressent à des placements contestés, des flux financiers vers des sociétés privées et des opérations jugées irrégulières. L’arrestation de Boutheina Ben Yaghlene, qui avait dirigé la CDC entre 2016 et 2021, puis celle d’Ahmed Abdelkefi, laisse penser à un système impliquant décideurs publics et investisseurs privés. L’enquête judiciaire en cours s’intéresserait à la conformité de la gestion de la CDC avec ses objectifs affichés, notamment au rôle d’Abdelkefi, qui a conservé Ben Yaghlene à son poste et qui siégeait lui-même en tant que ministre au comité de gestion du fonds en tant que ministre des Finances, et aux financements d’alliés politiques et autres hommes d’affaires.
De surcroît, des sources indiquent que Boutheina Ben Yaghlene aurait conservé sa proximité au parti Ennahdha. Elle avait en effet été élue députée à l’Assemblée des représentants du peuple en 2014 pour la circonscription de Nabeul sous la bannière du parti islamiste, puis nommée en 2015 secrétaire d’État auprès du ministre des Finances dans le gouvernement Essid. En 2020, Ennahdha la propose parmi les candidats pour le poste de chef du gouvernement.
Une affaire aux ramifications politiques
Au-delà des aspects financiers, cette affaire soulève donc des enjeux politiques majeurs. La réputation d’intégrité d’Ahmed Abdelkefi, longtemps érigée en modèle, s’en retrouve ébranlée. Quant à Fadhel Abdelkefi, sa présence à l’étranger selon un chroniqueur proche du pouvoir nourrit des spéculations sur des négociations discrètes et des pressions internationales.
Pour autant, l’opposant Hichem Ajbouni s’interroge :
« Nul n’est au-dessus de la reddition des comptes et de la responsabilité, dans le cadre d’une justice indépendante, intègre et à l’abri des pressions et des instructions. Mais est-il conforme à l’éthique juridique et humaine de maintenir en détention une personne âgée de près de 85 ans dans une affaire financière encore au stade de l’instruction ? Ne serait-il pas possible de poursuivre l’enquête alors qu’il est en liberté ? ».
Au moment où nombre d’hommes d’affaires importants sont déjà incarcérés dans d’autres affaires, le pouvoir en place pourrait chercher à faire de ce dossier un signal fort : la lutte contre les collusions entre finance et politique ne connaîtra aucune exception. Mais elle risque aussi de raviver les fractures au sein des élites économiques, déjà fragilisées par la crise et la défiance populaire.
L’image du tandem Abdelkefi, père fondateur et fils héritier, se trouve ainsi brutalement renversée. De symbole de réussite familiale et entrepreneuriale, ils deviennent protagonistes d’un scandale judiciaire aux répercussions encore imprévisibles.
