La diaspora marocaine à travers ses objets voyageurs

 La diaspora marocaine à travers ses objets voyageurs

Rim Affaya, lauréate 2025 du Prix de la thèse francophone sur le Maghreb décerné par l’AUF, explore les circulations matérielles et symboliques du Maroc en diaspora. Photo : DR

Dans cette tribune, Rim Affaya, lauréate 2025 du Prix de la thèse francophone sur le Maghreb décerné par l’AUF (Agence universitaire de la Francophonie) Afrique du Nord, nous entraîne sur les routes sensibles du Maroc en diaspora. Elle suit les objets qui voyagent comme on suit les fils d’une mémoire. Dans Caftans, camionnettes et banquettes, l’anthropologue révèle un Maroc qui circule, se réinvente et se raconte à travers les mains de celles et ceux qui le transportent.

 

Avant de m’interroger sur l’éventuelle fonction et propriété des objets qui circulent, je me suis d’abord intéressée aux trajectoires des individus (des Marocains en Europe) qui font de la mobilité entre leur pays d’origine et leur pays d’installation (ou de naissance) une niche lucrative.

Les deux éléments qui m’animaient à l’époque, c’est-à-dire entre 2015 et 2018, concernaient d’une part la compréhension, à partir du regard de quelqu’un qui n’était pas une descendante d’immigrés, de la manière dont les personnes d’origine marocaine en Europe négociaient leur appartenance au Maroc, contribuaient à s’en rapprocher voire à l’exporter ; et d’autre part, la prise de contrepoint de l’approche un peu misérabiliste des études migratoires qui, malgré leur grand apport pour éclairer le débat public, ne prête pas beaucoup d’attention, surtout en Europe mais aussi en Afrique, au pouvoir d’agir des migrants et de leurs descendants.

Je souhaitais ainsi déplacer quelque peu la focale d’une approche méthodologique qui favorise le national et le politique (avec leur obsession des frontières) vers le transnational et l’encastrement du monde social dans l’économie. Derrière les objets et la matérialité de leur circulation, leur vente et leur achat, leur mise en désir, il y a en réalité des faits historiques, politiques et économiques que je veux révéler derrière la condition humaine de mes enquêtés, et qui se lisent entre les territoires.

Objets en transit

Ainsi, ma thèse, intitulée « Caftans, banquettes et camionnettes : anthropologie de la mise en commerce du Maroc en diaspora », aurait pu avoir pour titre « Marieuses, commerçants et transporteurs », tant elle porte autant sur les objets que sur les sujets.

Derrière le volant (chauffeurs de camionnettes), dans une salle de mariage (negafates) et au comptoir des commerces (vendeurs de salons marocains), cette recherche révèle, à la lumière des trajectoires des individus, un continuum social, territorial et moral entre le Maroc et l’Europe, et rend intelligibles trois fabriques sociales : fabrique d’une promotion sociale, fabrique d’une économie du rituel et fabrique d’objets transnationalisés.

Qu’il s’agisse d’un salon marocain commandé depuis une banlieue pavillonnaire, d’un caftan soigneusement emballé dans une valise cabine, d’une théière, d’un tapis ou de cartons remplis de denrées achetées pour « envoyer au bled », ces objets en transit racontent un récit post-migratoire plus vaste que celui des individus seuls. Ils rendent visible une infrastructure sociale, affective et économique tissée à partir de l’expérience migratoire.

Derrière leur apparente banalité, ces objets sont le produit d’un système logistique populaire, mis en place par les anciens ouvriers marocains installés en Europe, à une époque où l’institution ne s’intéressait guère aux mobilités minoritaires. Camionnettes, entrepôts informels, points de relais dans les cafés, allers-retours organisés selon les congés payés ou les fêtes religieuses : toute une économie parallèle de la circulation a été bâtie, souvent à la marge du droit, mais au cœur du lien social transnational.

Ce sont les travailleurs eux-mêmes qui ont créé les conditions de cette mobilité matérielle, pour maintenir une présence — matérielle, morale, mémorielle — au pays. Ma thèse contribue ainsi à faire une histoire des commerçants étrangers en Europe qui inscrit les Marocains, parmi d’autres peuples du commerce, dans la quête d’une plus grande liberté économique.

Une patrie portative

Ces circuits, loin d’être anecdotiques, révèlent une infrastructure diasporique vernaculaire : un maillage de confiance, d’obligations réciproques et de services rendus, dans lequel on voit se déployer une sorte de « patrie portative », comme le disait Albert Memmi, dans des quartiers centraux européens, des zones semi-rurales ou dans les périphéries des villes, en fonction de l’histoire industrielle ou économique de chaque territoire (arrière-pays avignonnais, région parisienne, Bruxelles, etc.).

Mais ces objets sont aussi des vecteurs d’identification. Ils construisent une esthétique diasporique, une manière d’habiter le monde depuis l’ailleurs et révèlent des jeux de statuts sociaux. À travers eux se joue une mise en scène de la marocanité : le salon marocain devient un symbole d’appartenance et d’élévation, le caftan, un vecteur d’honneur et de respectabilité.

Cette performance de l’appartenance se négocie dans le quotidien — dans l’intime du foyer, dans les fêtes, dans les quartiers, dans les mémoires transmises. Les objets circulent, mais avec eux circulent des manières d’être, des attentes sociales, des affects, des normes de genre et des rapports aux générations… mais aussi des opportunités de travail, d’insertion dans une sorte de capitalisme des « petits » qu’il s’agit aujourd’hui de voir et de reconnaître.

Être Marocain ou Marocaine à l’étranger ne relève donc pas d’un statut fixe, mais d’une pratique située, actualisée à travers des gestes concrets, des dépenses symboliques, des choix esthétiques. L’objet envoyé ou reçu devient le médiateur de cette appartenance mouvante. Il témoigne d’une volonté de continuité malgré la séparation, mais aussi d’un travail actif sur la mémoire, la dignité et la reconnaissance, d’un côté, et révèle de l’autre le monde hétérogène du travail indépendant et la diversité des modalités d’accès au statut de patron, en tissant des réseaux de fournisseurs, de collaborateurs et d’associations au-delà de l’origine nationale.

En somme, suivre les objets, c’est suivre les gens, mais c’est aussi suivre les infrastructures qu’ils ont créées, les affects qu’ils organisent, les hiérarchies qu’ils construisent et les récits qu’ils produisent. C’est comprendre que les migrations marocaines ne sont pas faites que de déplacements individuels, mais de dispositifs collectifs enracinés dans l’histoire ouvrière, l’économie informelle, les liens familiaux et les désirs de transmission. Les objets nous parlent : ils racontent une autre histoire de la diaspora — depuis ses marges jusqu’à ses agencements les plus subtils.