Notes de lecture. « Salah Ben Youssef, une légende tunisienne », de Noureddine Dougui

Un livre sur Salah Ben Youssef, un des acteurs politiques majeurs de la lutte contre la colonisation, mort tragiquement en 1961, notamment sur son itinéraire, son action, son mode de pensée et sa rivalité tragique avec Bourguiba, est un livre toujours utile pour expliquer certains points d’ombre de cette époque, délibérément obscurcis par le parti pris historique tant de Bourguiba, dès son accès au pouvoir, que des partisans de Ben Youssef. Hélas, dans la tradition politique tunisienne, comme en général, c’est le vainqueur qui fait l’histoire, en l’espèce Bourguiba et les Destouriens. En fait, ce livre traite autant de Ben Youssef que de la rivalité Bourguiba/Ben Youssef, omniprésente tout au long du livre.
Le duel entre Salah Ben Youssef et Bourguiba a effectivement toujours passionné le débat politique tunisien. Souvent, les portraits brossés de Ben Youssef (tout comme ceux de Bourguiba, d’ailleurs) sont idylliques et ne reflètent pas forcément la complexité du personnage. L’histoire de Ben Youssef réapparaît soudainement après la révolution de 2011, faisant l’objet d’une récupération politique par les nationalistes arabes, anciens youssefistes, dont le président Marzouki, et par les islamistes, désireux de régler leurs comptes avec Bourguiba. L’Instance Vérité et Dignité a tenté de réhabiliter la mémoire de Salah Ben Youssef entre 2014 et 2019, non sans partis pris. Il semble que c’est à partir de 1987 que la recherche universitaire s’est saisie de la question, au vu des documents disponibles. Peut-être parce que le débat sur Salah Ben Youssef s’est un peu apaisé. D’où l’idée de cet ouvrage intitulé « Salah Ben Youssef. Une légende tunisienne » (Tunis, Sud Éditions, 2024, 299 pages) de Noureddine Dougui, un historien universitaire, qui a su rester objectif en prenant ses distances avec son personnage principal, Ben Youssef, comme d’ailleurs avec Bourguiba et les autres acteurs et personnages historiques.
Qui est Salah Ben Youssef, quel est son itinéraire, son milieu ? Y a-t-il une doctrine appelée youssefisme ? Quelle est la part de réalité et d’illusion sur le youssefisme ? Ben Youssef est-il pro-occidental comme Bourguiba – voire plus pro-occidental et francisé que Bourguiba, comme le disait Bechir Ben Yahmed, qui l’a connu (p. 175) ? Est-il un nationaliste de conviction ou un nationaliste converti, notamment après ses passages en Égypte et ses rencontres avec Nasser, ou encore un nationaliste d’opportunité, par opposition à Bourguiba le pro-occidental ? Toutes ces questions ont été, documents et témoignages à l’appui, ressorties et décrites par l’auteur, qui, dans ce livre, ne cherche pas à accabler les lecteurs de forces de détail, mais a su s’en tenir à l’essentiel, aux événements marquants de l’époque entourant Salah Ben Youssef et à leur explication.
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Un milieu aisé
Salah Ben Youssef est « un enfant bien né », un homme du Sud tunisien, issu d’une famille bourgeoise djerbienne originaire de Garmassa (Tataouine), installée à Djerba depuis le XVIIᵉ siècle. Son père était un commerçant fortuné. De par ses origines, Ben Youssef, comme son camarade Mongi Slim, était socialement plus privilégié que leurs compagnons de lutte comme Bourguiba, Mahmoud Matri, Bahri Guiga, Tahar Sfar, issus tous de la petite bourgeoisie. Les Ben Youssef, qui avaient une bonne assise foncière, ont acquis leur richesse depuis longtemps. La mère de Salah Ben Youssef, née Mokaddem, était issue d’une famille de notabilités locales. Étant à l’étroit à Djerba, le père s’installe avec ses frères à la rue du Tribunal à Tunis. Une nouvelle vie commence pour le jeune Salah, qui n’a connu jusque-là que le village de Maghraoua (à 4 km de Midoun). Il s’inscrit à l’école primaire de la rue du Tribunal. Il obtient son certificat d’études en 1922. Mais, contrairement à la plupart des jeunes de sa génération, il s’inscrit non pas au Collège Sadiki, mais au Lycée Carnot, école française en vogue chez de nombreuses familles tunisiennes. Il s’est aussi inscrit à la Khaldounia, École supérieure de langue arabe, appelée aussi l’École d’El Attarine, pour parfaire son arabe, un peu limité dans sa scolarité au Lycée Carnot (p. 13 et ss.).
Adolescent, Salah Ben Youssef assiste à l’installation, à la porte de la Médina, de la statue du cardinal Lavigerie brandissant une croix face à la rue qui conduisait à la Grande Mosquée de La Zitouna. Des milliers de catholiques sont venus du monde entier à Tunis pour parader en costumes de croisés dans les rues de Tunis. Grande colère, puis des manifestations ont eu lieu, vite contenues. L’éveil de la conscience nationale du jeune Salah coïncide avec la relance de l’activité nationaliste au début des années trente. Il obtient son bac, section Philo, en 1930 ; il s’inscrit à la faculté de droit à Paris. Il travaillait très sérieusement en vue d’une bonne situation. Il s’initie à l’action politique auprès des étudiants tunisiens sur place. Une fois sa licence de droit obtenue, il revient à Tunis en 1934 pour intégrer le barreau, en installant son cabinet à Bab Souika. Il a réussi en tout cas à faire bonne impression sur Bourguiba dès leur première rencontre. « Jeune, dynamique, très cultivé, maniant avec aisance l’arabe littéraire et le français, le verbe haut et l’esprit clair » : il correspondait au « profil du bon nationaliste de Bourguiba », qui prend la décision de l’emmener dans ses tournées de propagande (p. 25).
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Début de l’action politique
Ayant pris goût au contact des foules, Salah Ben Youssef, à 27 ans, libéré des contraintes matérielles, se lance dans l’action politique. Propagandiste et polémiste redoutable, doté du sens de l’organisation, il accède au Bureau politique du Néo-Destour, même s’il était le plus inexpérimenté par rapport à Bahri Guiga, Tahar Sfar, Bourguiba, Materi. Aussitôt actif, aussitôt exilé à Bordj-Le-Bœuf, il est libéré en 1936, puis reprend ses activités politiques. Contrairement à Bourguiba, Ben Youssef a gardé de sa jeunesse une grande admiration pour Abdelaziz Thaâlbi, qu’il a toujours considéré comme un père spirituel. Il avait d’ailleurs une certaine bienveillance pour le Vieux-Destour. L’été 1937 annonce la rupture des deux camps du Destour, qui en viennent aux rixes. Deux tendances apparaissent en 1938, à partir du congrès de la rue du Tribunal : la première, dirigée par Bourguiba, comprenait Ben Youssef et Ben Slimane, et cherchait à rompre le dialogue avec la France, alors que la tension montait, et à passer à l’action ; le second groupe, autour de Mahmoud Materi, comprenait Tahar Sfar et Bahri Guiga, et voulait éviter la confrontation. Bourguiba et Ben Youssef sont convaincus que le Résident général a choisi le camp des « prépondérants » (français). En 1938, Ben Youssef est incarcéré à la prison civile de Tunis en avril 1938 avec Sliman Ben Slimane et Youssef Rouissi. Le 10 avril 1938, c’est au tour de Bourguiba et d’autres dirigeants. Le Néo-Destour est dissous le 12 avril 1938.
Dans les années de guerre, les positions des Destouriens étaient ambiguës, parce que toujours en rapport avec la cause nationale. On a d’ailleurs souvent débattu sur la question des positions pro-allemandes de la plupart des chefs destouriens, assurés de la victoire de l’Allemagne. Mais après l’échec des Allemands à débarquer en Grande-Bretagne, Ben Youssef et Bourguiba ont commencé à croire aux chances de victoire des Alliés. Lorsque Bourguiba rentre en Tunisie le 8 avril 1943, les jeux étaient presque faits et les Allemands ont commencé à battre en retraite (p. 59 et ss.).
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Le retour de Bourguiba
Bourguiba, se sentant à l’étroit, le général Mast empêchant le Destour d’agir au grand jour, décide de s’exiler en Orient, dans l’espoir d’obtenir l’appui des gouvernements arabes après la création de la Ligue des États arabes. Le départ de Bourguiba pour Le Caire, le 26 mars 1945, est une aubaine pour l’ambitieux ardent qu’est Ben Youssef. Si certains ont considéré que Ben Youssef a vivement encouragé Bourguiba à quitter la Tunisie pour la cause nationale en vue de prendre la direction du parti, l’historien Noureddine Dougui considère que, même si cette hypothèse n’est pas à exclure, « les rares sources disponibles montrent que ce voyage a été minutieusement préparé » (p. 75). En tout cas, Bourguiba parti, la direction est revenue naturellement à Ben Youssef. Ayant besoin d’avoir des moyens financiers, il garde son cabinet d’avocat et désigne Mongi Slim comme directeur du parti chargé des affaires courantes. Ils se partagent les tâches. Lui, le dehors, Mongi Slim, le dedans.
Une alliance de circonstance est conclue entre les néo-destouriens et les communistes, mais Ben Youssef s’en détache. Proche des consulats britanniques et américains, il ne cherchait pas à se compromettre. Mais il va mener une action pour constituer un réseau organisationnel autour du Néo-Destour. Cela va coïncider avec la création de l’UGTT, issue d’une rupture avec la CGT, dominée par les communistes français. Ben Youssef réussit à fortifier sa position à travers ce réseau associatif (p. 81). Mais les rapports internes du Destour sont toujours tumultueux. Craignant une scission du parti, Ben Youssef convoque la réunion d’un congrès national le 17 octobre 1948, avec l’appui de Mongi Slim. Il en sort victorieux. Il voulait se faire nommer Premier ministre ou membre du gouvernement et améliorer les relations avec la Résidence générale, alors qu’il avait déjà de bonnes relations avec le Bey. Il fallait alors dissuader Bourguiba de rentrer à Tunis. Mais Bourguiba, qui n’est pas né de la dernière pluie, fait un retour soudain le 8 septembre 1949 pour retrouver ses marques ; Ben Youssef n’en est pas ravi. L’arrivée de Bourguiba est un tournant dans la vie du Néo-Destour. Déçu de la Ligue arabe et des Arabes en général, de l’Égypte, outre qu’il se considère trahi par les siens. Du coup, il reprend les rênes du parti et réduit l’influence de Ben Youssef. Il se rend en France en avril 1950, présentant à l’opinion française un programme modéré comprenant sept points, résumant l’approche graduelle de Bourguiba, avant d’engager une épreuve de force.
Un nouveau ministère se constitue sous la présidence de M’hamed Chenik, dans lequel Ben Youssef, secrétaire général du Néo-Destour, est désigné ministre de la Justice. Mais il fut un ministre rebelle. Sa participation au pouvoir est mal reçue par les jeunes du parti et l’aile droite du Mouvement national (p. 111). L’opposition la plus marquée est le fait des milieux zeitouniens. C’est dans ce milieu qu’a pris naissance un courant idéologique peu connu des Tunisiens en 1945 : le panarabisme. De formation occidentale, Ben Youssef voyait l’avenir de la Tunisie plutôt dans une entente négociée avec la France. Mais, lui qui s’était opposé au courant panarabe au milieu des années quarante, a tenté, une fois ministre, de reprendre le flambeau du panarabisme dans son combat contre Bourguiba, lors de la crise de l’indépendance. En 1952, M’hamed Chenik est arrêté chez lui, avec les autres membres du gouvernement, ainsi que Bourguiba, Mongi Slim, Hédi Chaker. Et on a ordonné l’arrestation à Paris de Ben Youssef et Badra, qui réussissent à quitter le territoire français pour Le Caire. Le glissement de Ben Youssef vers l’idéologie panarabe se précise, choix tactique de circonstance, qui se renforce plus tard en jouant la carte de Nasser.
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1954, « une année décisive »
Pour Noureddine Dougui, 1954 est « une année décisive ». L’action de Ben Youssef s’accentue, avec une intensification des déplacements internationaux. Il est « accueilli avec respect et sympathie, à New Delhi, Colombo, Manille, Karachi, Kaboul et Tokyo, soit par des chefs d’État ou des personnalités officielles, soit par des chefs de parti, soit des syndicalistes et des ambassadeurs » (p. 143). Acquis aux idées libérales, il n’a pas souhaité visiter l’URSS pour ne pas déplaire aux Américains, anticolonialistes par essence. Il donne au Pakistan une interview qui va faire date, où il réaffirme l’attachement farouche à la lutte nationale et à l’indépendance complète. Publiée en Tunisie, cette interview intransigeante s’oppose à la « stratégie conciliante de Bourguiba ». Visiblement, Ben Youssef se range aux positions égyptiennes et militantes algériens.
Le 31 juillet 1954, Mendès-France, Président du Conseil, débarque à Carthage, visite préparée secrètement, et annonce solennellement devant le Bey la reconnaissance officielle de l’autonomie interne de la Tunisie. Bourguiba donne son accord pour un gouvernement de négociation de l’autonomie interne. Réticent au départ, Ben Youssef finit par accepter. Mais il a commencé aussitôt à douter des intentions françaises à la suite de l’enlisement des pourparlers franco-tunisiens. Nasser l’a en tout cas assuré de son appui ferme. Comme le note pertinemment l’auteur, Ben Youssef « ne semble pas s’embarrasser de paradoxes : il a cautionné le principe d’autonomie interne, puis il l’a sévèrement dénoncé. Il faut supposer que Ben Youssef a agi de façon à garder deux possibilités d’action, sauvegarder deux issues : les négociations et le soulèvement ? » (p. 154). Dès la reprise des négociations, les deux camps reprennent leur hostilité. Pour Ben Youssef, il ne restait plus qu’une seule issue : la lutte armée.
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L’élimination de Ben Youssef
Bourguiba, se sentant personnellement visé par la propagande youssefiste, réunit le Bureau politique le 8 octobre 1955 pour décider l’exclusion de Ben Youssef du parti. La décision est de Bourguiba, quoique certains membres hésitaient encore (Mongi Slim, Ali Belhaouane). Le congrès du Néo-Destour se tient à Sfax en novembre 1955, sous l’instigation de Habib Achour, pour contourner la puissance de la Fédération de la capitale, acquise à la cause youssefiste. Bourguiba donne la réplique à Ben Youssef : « La Nation tunisienne et le peuple tunisien sont arabes depuis plus de 13 siècles et demi, à l’exception d’une infime minorité. La Nation tunisienne restera arabe et musulmane jusqu’à la fin des temps » (p. 173).
Le changement idéologique radical de Ben Youssef a eu lieu, d’après Dougui, entre 1953 et 1955, lors de son séjour au Caire. Il a été impressionné par l’impact du discours nassérien sur les masses arabes. En janvier 1956, il se vit interdire la tenue d’un congrès national yousséfiste, supposé être rectificatif de celui de Sfax. Il convoque une conférence pour attaquer violemment Bourguiba qui, disait-il, « ne devrait pas être le combattant suprême, mais le traître suprême » (p. 181). Ben Youssef passe aux actes en commençant à organiser un soulèvement armé contre le régime de Bourguiba, avec l’aide logistique de l’Égypte et de l’Algérie, la Libye l’ayant lâché (c’est sans doute une des raisons de l’hostilité bourguibienne contre ces deux pays après l’indépendance). Le combat entre les deux hommes et les deux camps n’est plus politique, mais militaire. Ben Youssef a cherché délibérément à confondre la libération nationale et le renversement du régime en place (p. 208). Au final, la révolte finit par échouer. Traqués par les comités de vigilance mis en place par le Néo-Destour, les chefs fellagas acquis à Bourguiba et les forces mobiles françaises, les yousséfistes ont subi des pertes considérables. Bourguiba organise un système répressif. Un décret institue une juridiction spéciale : la Haute Cour de Justice, pour connaître des crimes et délits. Cette juridiction a condamné à mort à deux reprises Salah Ben Youssef, en 1957 et en 1958, politiques, et diverses condamnations contre ses collaborateurs.
Le duel va prendre une tournure tragique. Ce n’est plus la cause nationale qui est en jeu, mais la lutte pour le pouvoir suprême. L’assassinat de Ben Youssef a été bien planifié. Il fut suivi et effectué, d’après les documents disponibles à ce jour, comme le relève Dougui, « par une équipe de politiques, de diplomates et d’anciens fellagas. L’ordre d’exécution et la date de l’assassinat ont émané du Palais de Carthage. Le plan de l’opération, conçu et mis en œuvre par le ministre de l’Intérieur Taïeb Mehiri, a été synchronisé, et mis à exécution par deux proches de Bourguiba, en coordination avec un agent secret dépendant de Mehiri, mais installé en Europe » (p. 231-232). Il s’agit de Béchir Zarg Layoun, député, ancien résistant et cousin de Salah Ben Youssef ; de H’mida Ben Tarbout, envoyé pour la cause, poursuivre ses études en Allemagne ; et de Hassen Ben Abdelaziz, ancien résistant, originaire de Ouardanine, au Sahel, qui a recruté les tueurs parmi son entourage. Le projet était conçu à partir de 1958, lorsque Bourguiba s’est persuadé que l’Égypte, protégeant et appuyant Ben Youssef, ne raterait aucune occasion pour renverser son régime ou pour l’éliminer physiquement. Ben Youssef est assassiné le 12 août 1961 dans sa chambre de l’Hôtel Royal à Francfort. Lorsque la police arrive, tout le monde a quitté l’Allemagne sans encombre. « Le crime était presque parfait ». Les Allemands eux-mêmes ont lâché l’affaire, préoccupés par la crise de Berlin.
Il reste que, c’est à partir de cette tragique rivalité que va se durcir le régime bourguibien et à partir de l’élimination physique du leader Ben Youssef que va se constituer le youssefisme, alimentant la « légende ».
