Ennahdha et la hantise de la normalisation

 Ennahdha et la hantise de la normalisation

Ennahdha et son leader Rached Ghannouchi se sont adaptés au jeu démocratique. Fethi Belaid/AFP


L’histoire d’Ennahdha, de la Révolution à aujourd’hui, est l’histoire du pressant désir de normalisation d'un mouvement violent, marginal, qui tente de s’intégrer au jeu institutionnel, de s’enraciner dans la société, de s’imposer au pouvoir et de marquer l’histoire du pays.


Ennahdha est un mouvement islamo-théocratique à la base, notamment sous l’ancien régime, pour lequel l’islam est din wa dawla, la chariâ norme suprême de l’État et seule voie de salut collectif. Le mouvement s’inscrivait à l’école des Frères musulmans de Hassan Al Banna, pour lequel « l’islam est dogme et culte, patrie et nationalité, religion et État, spiritualité et action, Coran et sabre ». Entendons, un islam total et totalitaire. Frères musulmans dont la puissance conférait une arme idéologique aux masses populaires, persécutées par des dictateurs sans vergogne, et occidentalisées par des élites déracinées et les institutions séculières de l’État. Autant la politique devrait être alors islamisée que l’islam devrait avoir une connotation guerrière dans la sphère politique et sociale. Ennahdha était un mouvement antisocial, une contre-société méprisant la société « jahilite » et bourgeoise, un mouvement autant révolutionnaire qu’antirévolutionnaire. Révolutionnaire pour comploter contre le régime en place et tenter de le renverser par la force et la terreur sociale ; antirévolutionnaire par son traditionalisme suranné, celui du salaf es-salah.


Dans les premières années de la Révolution, notamment de 2011 à 2013 sous la troïka, Ennahdha est passée par une phase confuse, déréglée, durant laquelle la doctrine du mouvement en a pris un coup. La Révolution a eu lieu sans les « Révolutionnaires » islamistes. Elle est redevable aux masses populaires en quête de dignité sociale, aux jeunes internautes « modernistes », aux institutions « laïques » (UGTT) et aux élites « déracinées ». La liberté d’expression retrouvée des laïcs réhabilite à son tour les islamistes et l’islam politique. Mais les islamistes gagnent les élections de la Constituante de 2011. Ils vont tenter de passer leur « révolution » islamique dans la mécanique constitutionnelle. La résistance de la société civile parvient à les faire douter. Les constituants de l’opposition ont fait le reste. La Tunisie démocratique n’est plus la Tunisie autoritaire, ils s’en sont aperçus. Ennahdha commence à réviser sa stratégie et ses dogmes. Elle doit apprendre à cohabiter avec les kuffârs laïcs, à s’insérer dans le jeu institutionnel des Modernes, à défendre la nation tunisienne plutôt que les Frères musulmans, d’autant plus qu’il n’y a pas de précédent d’un mouvement islamiste dans un pays arabe démocratique. Elle doit cesser de vouloir s’imposer par la force guerrière et apprendre à se faire accepter, d’autant plus que le président Morsi a été destitué en Égypte par les Militaires autocrates de l’ancien régime, et que la prudence s’impose dans le nouveau contexte.


Ennahdha est désemparée, même si elle est aux commandes et si elle s’est alliée avec deux partis laïcs du centre gauche (troïka), en guise de sa « bonne foi » démocratique. Les contraintes du jeu politique démocratique, les nécessités des transactions de la transition, laissent peu de place à ses soucis théocratiques. Les assassinats des leaders de gauche, le retrait du gouvernement et le dialogue national finissent par entamer sa crédibilité. Elle paye le prix de ses excès et dérives aux élections législatives et présidentielles de 2014. Elle est battue par Essebsi et par Nida. Les libéraux laïcs assurent l’alternance au pouvoir.


Les islamistes tiennent à leur survie. Appelé par Essebsi pour négocier un partenariat au pouvoir, Ghannouchi ne refuse pas l’offre. Le théologien idéologue commence à adapter sa stratégie au jeu démocratique, à goûter aux délices du machiavélisme terre à terre. Il peut d’autant plus apprécier ce jeu qu’ils sont désormais deux à le faire. Essebsi est de la trempe des pragmatiques sans état d’âme. En 2014, Ennahdha franchit un nouveau palier dans la tentative de normalisation politique. Elle s’allie avec Nida dans un gouvernement de coalition. Elle fait semblant de se cacher derrière les rideaux pour tirer les ficelles, pour ne pas assumer un échec quasi programmé. Progressivement, son partenaire s’affaiblit et se désagrège. De la deuxième position, Ennahdha passe à la première. Elle commence à se préparer pour les prochaines élections et à penser à la reconquête du pouvoir, de plus en plus probable du fait de la déconfiture de son principal rival.


Le mouvement organise alors en mai 2016 son « congrès de Bad Godesberg » dans lequel elle effectuera une rupture, c’est-à-dire une « normalisation » idéologique. Elle cesse à l’avenir de faire de la prédication, pour devenir un parti proprement politique, professionnel et spécialisé dans la politique. On n’est plus dans l’islam politique, stratégiquement ou provisoirement relégué aux oubliettes. L’islam est désormais juste une éthique supérieure à la manière des chrétiens-démocrates. Peu d’observateurs ont cru à cette conversion miracle, à l’idée d’un parti islamiste sans islam, d’un parti théocratique sans théodicée. Qu’est-ce qu’un parti islamiste défalqué de son dogme ? En quoi se distinguerait-il d’un parti laïc ordinaire?


C’est oublier qu’Ennahdha est hantée par la normalisation politique, par sa survie, par sa pérennité au pouvoir. Elle est préoccupée plus qu’à tout autre moment par le jeu politique institutionnel, la prédication, les mosquées, les écoles coraniques et la culture sociale, maintenant qu’elle a gagné en influence politique dans le pays. Elle voudrait incarner à la fois l’islam des Tunisiens, le conservatisme social, le courant islamo-politique, même si elle s’est engoncée dans la politique politicienne, dans les stratégies conjoncturelles, gages de sa survie. Pourtant Ennahdha ne représentait jusque-là que le tiers de l’électorat, beaucoup moins depuis 2019, mais le tiers électoral islamiste devient un tiers islamiste sociologique, si on comptabilise les voix d’Al Karama. Ceci peut expliquer cela. Peut-être qu’Ennahdha est soucieuse plus que les partis laïcs par sa normalisation, parce qu’elle représente aujourd’hui une minorité politique et sociologique dans un paysage politique dominé par les laïcs sur le plan numérique, à défaut de l’être sur le plan politique ; et parce qu’elle a été dans le passé autoritaire un mouvement persécuté et banni, sans doute plus intensément que les autres.


Aujourd’hui, Ennahdha doit gouverner. Elle a prétendu aider à mettre en place Kais Saied, même si celui-ci ne semble pas lui en avoir demandé. Les islamistes aiment jouer le jeu et laisser penser qu’ils sont incontournables. En réalité, dans les législatives, Ennahdha a une majorité sensiblement minorisée. Peu importe qu’elle n’ait obtenu que 52 sièges sur 217, elle a constitutionnellement le droit de désigner un chef de gouvernement de son choix, qu’il soit nahdhaoui pur sang ou faux indépendant. Elle tient plus que jamais à s’entourer du paravent laïc, de faux-amis, opposants farouches, traîtres, voyous ou corrompus. Peu importe. Un parti qui a une majorité chancelante ne choisit pas ses amis pour constituer un gouvernement de coalition, c’est l’urne ou l’astuce qui les met devant sa route. Ennahdha craint aujourd’hui ses adversaires qui font traîner en longueur les négociations et la constitution du gouvernement, en rêvant d’une éventuelle déconfiture du processus, pouvant mener à la dissolution du parlement.


Pour couronner le tout, le cheikh se fait roi. Les rois sans noblesse, ça existe. « Le coq est roi sur son fumier », disait Sénèque. Un roi imposé, pas désiré, pas issu d’une lignée. Des députés laïcs ont souffert d’avoir été contraints par le jeu de leurs partis à voter pour lui. Ghannouchi se fait ainsi élire président du parlement pour faire oublier la minorisation de l’impact de son parti, surveiller son gouvernement et ses troupes de l’intérieur, avoir un air de revanche. Le couronnement d’une « carrière » clandestine doit se faire par la symbolique institutionnelle, la seule que l’histoire est censée retenir. Après avoir « normalisé » son parti, il se « normalise » lui-même.

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