Point de vue. L’autorité n’est pas l’autoritarisme

 Point de vue. L’autorité n’est pas l’autoritarisme

Palais du Gouvernement à Tunis. GIUSEPPE MASCI / AGF / PHOTONONSTOP

On a tendance en Tunisie, et ailleurs, à confondre fortement ces deux concepts, ces deux systèmes et ces deux pratiques : l’autorité et l’autoritarisme. Pourtant un monde les sépare.

 

Dans beaucoup de pays, mais surtout dans les pays habitués à l’autoritarisme, ou qui ont connu des phases d’instabilité, des crises successives, des conflits incessants, après une guerre, une révolution, ou qui ont connu dans leur histoire ces deux phases, comme la Tunisie, les peuples (et même souvent une partie de l’élite), ont tendance à confondre le besoin d’autorité avec la pratique de l’autoritarisme. On croit à tort que l’autoritarisme, n’importe lequel, ou l’autocrate qui le sert, quel qu’il soit, détient nécessairement une baguette magique à même de résorber les problèmes aussi complexes qu’incommensurables qui végètent dans la société. Les Allemands s’en mordent encore les doigts aujourd’hui. Ils ont su, mais tardivement, que le totalitarisme hitlérien, qui cherchait à mettre un peu d’ordre et à rompre avec l’instabilité de la République parlementaire de Weimar, loin d’être une bénédiction pour un peuple humilié, était lui-même une nouvelle forme d’humiliation et d’instabilité, avec en prime une tyrannie tragique. Les Tunisiens ont cru aussi que l’autoritarisme était le meilleur remède contre le chaos parlementaire de la transition démocratique, d’abord sous forme de réhabilitation de la mémoire du dictateur Ben Ali (et de Bourguiba en filigrane), puis comme mode de légitimation du coup d’Etat de Saïed. Mais ne confondons pas autorité et autoritarisme. L’autorité est légitime et nécessaire, l’autoritarisme ne l’est pas. L’autorité coexiste avec la liberté, l’autoritarisme l’exclut.

C’est vrai que dans le monde contemporain, l’autorité est devenue presque un mot suspect. La confusion des concepts est telle que dès qu’on l’évoque, on pense à l’abus, à la domination, à la répression. On croit que l’autorité dissimule l’autoritarisme, ou qu’elle est son prélude. Pourtant, il n’en est rien. L’autorité, dans son essence, n’a rien à voir avec la contrainte, la violence ou la peur. Elle est, au contraire, un principe d’ordre légitime, une forme de reconnaissance librement consentie, un lien qui tente de coordonner les individus et les institutions. Redonner sens à l’autorité, c’est donc comprendre qu’elle n’est pas l’ennemie de la liberté, mais sa condition même.

 

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Celui qui détient une véritable autorité n’a pas besoin de crier fort, ni d’exercer la contrainte. Il inspire de lui-même le respect, la confiance et l’adhésion, pour peu qu’il en soit digne. L’autorité n’est jamais imposée, elle repose sur la reconnaissance, non sur la peur. C’est pourquoi on peut dire, comme l’avait déjà remarqué Hannah Arendt, que l’autorité s’effondre dès qu’elle cherche à se justifier par la violence, et lorsqu’elle se transforme en autoritarisme. Car, l’autorité authentique ne cherche pas fondamentalement à dominer, mais juste à orienter, à rationaliser, à rendre cohérent le fonctionnement de l’Etat, à donner une direction commune.

L’autoritarisme, au contraire, est le simulacre brutal de l’autorité, ou son excroissance. L’autorité suscite l’adhésion, l’autoritarisme impose l’obéissance ; l’autorité convainc, l’autoritarisme contraint. L’autoritarisme est le signe d’une société où le pouvoir a perdu sa légitimité et cherche à se maintenir par la peur ou le discours officiel. C’est la marque du vide, du non-sens, d’une faillite du politique. L’autorité est habituellement reconnue, sans doute parce qu’elle est juste, respectée, fondée sur des valeurs partagées. Le professeur n’est respecté que s’il détient un savoir, le juge n’est suivi que s’il incarne la justice, le chef n’est obéi que s’il parle juste, préserve l’Etat de droit et décide dans l’intérêt général.

 

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C’est sans doute parce que la société tunisienne (et même les sociétés modernes, comme l’indiquent les sondages en Europe) a confondu autorité et autoritarisme qu’elle a aussitôt retrouvé la nostalgie des pouvoirs forts. En rejetant la nécessité de l’autorité, comme sous la transition démocratique, on a laissé croître l’indiscipline, le désordre, le cynisme, et même la violence. Mais en cédant aux sirènes de l’autoritarisme, on a éradiqué les acquis de la liberté, comme à l’ère post-25 juillet. Entre ces deux excès, on a oublié la voie médiane, celle de la véritable autorité, celle qui peut nous grandir sans nous contraindre, nous inspirer sans nous soumettre. Ni Bourguiba, ni Ben Ali n’ont pu combattre l’islamisme et l’opposition par la dictature et l’emprisonnement, on ne voit pas comment Saied y parviendra. Alors même que l’islamisme a progressivement décliné par l’urne de 2011 à 2019.

Il est banal de dire qu’une société démocratique ne peut fonctionner sans autorité, car la liberté elle-même exige des repères, des règles, des institutions légitimes. La démocratie ne nie pas l’autorité, mais lui donne un nouveau sens. Elle ne fonde plus l’autorité sur la tradition, ni sur le sacré, ou les caprices du prince, mais sur la raison, la compétence, le consentement collectif, la règle de droit. L’emprisonnement politique ne traduit pas un quelconque sens de l’autorité, il est un symbole d’autoritarisme.

 

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Il est donc urgent de réhabiliter la notion d’autorité dans la culture politique tunisienne. L’école, par exemple, ne peut remplir sa mission sans une autorité pédagogique reconnue. L’enseignant n’a d’autre autorité que parce qu’il est un transmetteur de savoirs, un guide intellectuel et moral. L’élève, de son côté, apprend tôt à respecter, non une personne dominante en la personne de son instituteur, mais une fonction incarnant une valeur cognitive. De même, l’autorité de l’État ne peut reposer sur la seule contrainte légale ou sur le commandement. Elle doit s’appuyer sur la confiance civique, sur la reconnaissance de son rôle comme garant de la justice et de l’intérêt commun. Un État démocratique n’est pas un Etat faible, pas plus qu’un État autoritaire n’est un État fort, comme le croit le citoyen lambda tunisien ou les gouvernants. La véritable force du pouvoir, c’est la légitimité et la confiance que lui confèrent les citoyens.

C’est dire que l’autorité est un équilibre subtil entre liberté et obéissance, entre autonomie et responsabilité, comme l’a perçu le philosophe Alain. Elle est ce qui permet aux libertés individuelles de coexister sans se détruire mutuellement. L’absence de l’autorité ne peut que désagréger la société en une multitude de volontés disparates (guerre civile au Liban de 1975-1990, instabilité en Libye, en Irak, en Syrie, en Tunisie sous la transition). Mais, en retour, lorsqu’elle dégénère en autoritarisme, la société se fige dans la paralysie craintive. Dans les deux cas, la situation conduit au chaos, qu’elle soit de type anarchique ou de type policier.

 

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Retrouver le sens de l’autorité, c’est au fond retrouver le sens du politique. C’est comprendre que l’autorité ne vient pas d’en haut, mais qu’elle s’enracine en bas, dans une relation de confiance, de respect et de responsabilité partagée. Une autorité authentique suppose d’abord un effort d’exemplarité. L’autorité morale, la plus haute de toutes, ne s’impose pas par décret, elle se conquiert par la cohérence entre les paroles et les actes, par la persuasion, par l’exemplarité et par la reconnaissance des droits et libertés. C’est cette autorité-là qui manque le plus en Tunisie. Non pas celle du chef autoritaire miraculeux, mais celle de l’homme d’autorité, capable d’incarner des valeurs et d’éclairer la route commune, au lieu de l’obscurcir. Si l’autorité s’effondre, l’autoritarisme la remplace, mais ce n’est pas la liberté qui triomphe, c’est le désordre et le despotisme qui se diffusent.