Sondage Ifop : du continuum islam/islamisme à la citoyenneté partagée

 Sondage Ifop : du continuum islam/islamisme à la citoyenneté partagée

Hamid Derrouich, docteur en science politique – Photo de fond : ERIC FEFERBERG / AFP

Derrière les chiffres bruts du sondage Ifop, une fissure plus large se révèle : celle d’une société travaillée par ses peurs, ses récits concurrents et les usages politiques de l’angoisse collective.

Par Hamid Derrouich, docteur en science politique

 

Le dernier sondage réalisé par l’Ifop en novembre 2025, intitulé « État des lieux du rapport à l’islam et à l’islamisme en France », mérite une lecture attentive et dépassionnée. Loin de constituer un simple instrument descriptif de la sociologie religieuse, cette enquête s’apparente davantage à un dispositif rhétorique à finalité politique, dont l’objectif principal consiste à objectiver et à amplifier une inquiétude préexistante au sein de l’opinion majoritaire.

Sur le plan méthodologique, l’enquête repose sur un échantillon de 1 005 personnes se déclarant musulmanes, extrait d’un échantillon représentatif de la population française selon la méthode des quotas (sexe, âge, catégorie socioprofessionnelle, région, degré d’urbanisation, nationalité). Administrée par téléphone, elle respecte les standards classiques de l’Ifop et présente, de ce point de vue, une robustesse statistique tout à fait honorable. Le problème ne réside donc pas dans la qualité technique de l’échantillon, mais dans les choix épistémologiques et narratifs qui président à la construction de l’objet d’étude.

Bien qu’elle appelle une lecture critique sur certains de ses présupposés méthodologiques et interprétatifs, l’enquête Ifop conserve une portée indéniable d’utilité publique. Sortir des essentialisations dont les musulmans font l’objet suppose, en premier lieu, que les musulmans eux-mêmes acceptent d’engager une introspection lucide en vue d’une réappropriation décisive de l’espace du commun.

Continuum

Dès le début, l’association systématique de l’« islam » et de l’« islamisme » instaure un cadrage empreint de suspicion : l’islam n’est plus appréhendé comme un fait religieux ordinaire, mais comme un continuum potentiellement menaçant dont l’islamisme constituerait l’extension logique. Cette fusion sémantique contamine l’ensemble de l’appareillage conceptuel. En filigrane court, en effet, un substrat contenant deux interrogations particulièrement anxiogènes : « combien d’islamistes ? » et « combien de fréristes ? ».

En approchant l’islamisme et le frérisme essentiellement sous un « prisme quantitatif », le sondage ne décrit ni les opinions ni les pratiques religieuses ni encore les expériences individuelles ou collectives en lien avec l’islam, mais cartographie un espace qui, sur le plan cognitif, est présenté comme un bloc monolithique potentiellement menaçant, sans tenir compte des lignes de démarcation évidentes. Une agrégation hétéroclite est ainsi faite d’items très disparates : la supériorité accordée aux règles religieuses sur les lois de la République dans certains domaines ; l’idée que la charia devrait s’appliquer, même partiellement, dans les pays non musulmans ; l’expression d’une sympathie, même modérée, envers une mouvance qualifiée d’islamiste.

Ce faisant, le sondage opère une confusion entre piété traditionnelle, conservatisme moral ordinaire et adhésion explicite à un projet théocratique ou politico-religieux, voire à une entreprise subversive à visée terroriste. La frontière entre quête individuelle de spiritualité, conservatisme moral et culturel et radicalisation politique est brouillée, de sorte que tout un spectre large de positions se trouve ramené à la même catégorie pathologique d’« islamisme » qui, de fait, devient un projet politique attentatoire à l’identité du peuple historique français.

Un exemple paradigmatique concerne la question de la charia. Bien que le questionnaire distingue plusieurs modalités et une graduation structurante (application intégrale, application partielle et adaptée, refus d’application), la synthèse médiatique retenue est la suivante : « 46 % des musulmans de France estiment que la charia doit être appliquée dans les pays non musulmans ». Cette formulation maximaliste occulte la nuance pourtant présente dans les données brutes. De même, le rapport met en exergue le fait que « 38 % des Français musulmans approuvent tout ou partie des positions islamistes », alors que le même tableau indique que 45 % désapprouvent l’ensemble de ces positions. Cette dernière donnée, pourtant plus élevée, n’accède jamais au même niveau de visibilité narrative.

Objectiver l’angoisse

L’expression « tout ou partie » est d’une extrême ambiguïté : elle peut recouvrir l’adhésion à un simple principe considéré comme moral (par exemple le port du voile) aussi bien qu’à un agenda politique radical, mais tout est agrégé sous la même étiquette. La même logique prévaut pour la sympathie envers les « mouvances islamistes » (Frères musulmans, salafisme, wahhabisme, djihadisme…). Le chiffre mis en avant est : « 38 % affichent de la sympathie pour au moins une mouvance islamiste ». Autrement dit, 62 % n’en affichent aucune – chiffre qui, curieusement, n’est jamais mis en avant ni valorisé.

Après quelques questions anodines sur la pratique religieuse, le ramadan ou le port du voile, l’enquête bascule rapidement vers des thématiques hautement conflictuelles : droit à l’apostasie, application de la charia, primauté des règles religieuses sur les lois de la République, puis islamisme, Frères musulmans, djihadisme. La focale est presque exclusivement sécuritaire et antagoniste.

En définitive, ce sondage ne propose pas une photographie neutre ou « objective » des musulmans de France, mais représente un dispositif rhétorique destiné à objectiver l’angoisse de la société majoritaire : « Combien d’islamistes parmi nous ? Combien de fréristes chez les jeunes ? ». Les catégories analytiques sont celles-là mêmes de cette angoisse collective. Or, à partir des mêmes données, une tout autre histoire pourrait être racontée : celle d’une majorité de musulmans français qui n’éprouvent aucune sympathie pour les mouvances islamistes et qui, pour une proportion encore plus importante, en désapprouvent explicitement les positions. Le choix de ne pas raconter cette histoire-là est, en lui-même, une représentation politique.

Sortir du zonage, intégrer l’espace du commun

L’enquête réalisée par l’Ifop, bien qu’elle appelle une lecture critique sur certains de ses présupposés méthodologiques et interprétatifs, conserve une portée d’utilité publique indéniable. Elle contraint en effet la société française à reposer le débat sur l’islam dans une perspective de temps long, loin des polémiques conjoncturelles et des instrumentalisations médiatiques. Refuser d’en discuter sous prétexte de ses limites serait une erreur stratégique : elle met en lumière, avec une acuité rare, les dynamiques internes qui traversent les populations de confession musulmane en France depuis les années 1980 – discontinuités générationnelles, fractures culturelles, recompositions identitaires – et révèle l’absence d’homogénéité que recouvre trop souvent l’expression commode de « Français de confession musulmane ».

Sortir des essentialisations dont les musulmans font l’objet suppose, en premier lieu, que les musulmans eux-mêmes acceptent d’engager une introspection lucide. Il est nécessaire de distinguer rigoureusement la religion (ensemble de croyances et de textes fondateurs) de la religiosité (ensemble des pratiques, normes et représentations qui en découlent dans un contexte historique donné). Nombre de pratiques contemporaines – consommation halal généralisée, codes vestimentaires spécifiques, revendications de séparations genrées, rapports au droit, à l’État, à la nation, à l’histoire – ne relèvent pas de prescriptions coraniques intangibles mais de constructions historiques, culturelles et, parfois, politiques. Les appréhender comme telles, c’est déjà les humaniser et les rendre négociables.

Les revendications, souvent légitimes, de normalisation du fait religieux musulman dans l’espace public ne doivent pas masquer une réalité symétrique : cette normalisation ne peut être à sens unique. Dans une démocratie pacifiée par la force du droit, la loi reste le cadre commun ; mais tous les conflits sociaux ne se résolvent pas systématiquement devant un tribunal. La multiplication des contentieux – ce que certains acteurs désignent sarcastiquement comme le « jihad des prétoires » – nourrit, chez la majorité de l’opinion, le soupçon que l’objectif n’est pas tant l’égalité citoyenne que l’imposition progressive d’une norme islamique concurrente de la norme républicaine. Pour les promoteurs d’une vision radicale ou identitaire de l’islam, l’enjeu n’est d’ailleurs pas de gagner une bataille judiciaire ponctuelle, mais de consolider un capital symbolique : celui d’une « communauté qui résiste » face à une société perçue comme hostile et cherchant à « museler » les musulmans.

Ce paradoxe mérite d’être souligné : la sécularisation, en réduisant l’espace institutionnel du religieux, a paradoxalement offert aux mouvements islamistes un terrain d’expansion à l’intérieur même des communautés musulmanes. L’extension du domaine du halal, le développement d’un enseignement confessionnel parallèle, la promotion de codes vestimentaires présentés comme obligatoires relèvent d’une stratégie de réislamisation qui contourne l’espace public sécularisé en investissant l’espace privé et communautaire. Des normes autrefois secondaires ou contextuelles sont érigées en marqueurs identitaires absolus, définissant les contours d’une oumma exaltée et d’un « nous » exclusif. Ce « nous » cultuel broie les affiliations culturelles, les singularités linguistiques, les trajectoires individuelles et les héritages nationaux au profit d’un culte désincarné, détaché de toute culture historique. Le propre des mouvances islamistes – qu’il s’agisse des Frères musulmans ou d’autres courants salafistes – est précisément de construire un univers mental où le musulman n’est plus un sujet libre, mais une particule intégrée à un magma communautaire supranational.

Le discours islamiste efface délibérément les histoires des peuples et les ancrages territoriaux pour réinscrire les musulmans dans un temps et un espace uniques : ceux, magnifiés, de la révélation originelle. Sur les réseaux sociaux, des vidéos interminables alternent culpabilisation morale et promesses eschatologiques pour convaincre les jeunes générations que s’affranchir des appartenances nationales et des particularismes culturels équivaut à revenir au « vrai islam » des pieux ancêtres (salaf). Cet islam originel est présenté comme un bloc monolithique, indivisible, où aucune séparation des ordres (religieux/politique, privé/public, cultuel/culturel) n’est tolérée. Cette indivisibilité nourrit inévitablement une logique sectaire de pureté du groupe, incompatible avec la pluralité inhérente à toute société démocratique.

Sortir du zonage communautaire implique donc une réappropriation décisive de l’espace du commun. Cette tâche est d’abord historique, intellectuelle et théologique. Elle incombe, en premier lieu, aux savants musulmans, aux responsables associatifs, aux intellectuels et aux imams de France. Un travail d’aggiornamento comparable, toutes proportions gardées, à celui qu’a représenté le concile Vatican II pour l’Église catholique en 1962-1965 s’impose. Un tel chantier civilisationnel nécessiterait de trancher, avec autorité et clarté, les questions qui alimentent les crispations récurrentes : port de tenues présentées comme « islamiques », extension du halal, mixité sociale et scolaire, soins médicaux, rapport à la citoyenneté, à la nation, au drapeau et à l’hymne nationaux, rapport à la mémoire historique française et définition claire de l’islamisme comme courant politique incompatible avec les principes républicains et de l’islam.

Des avancées significatives existent déjà – travaux de juristes musulmans, fatwas contextualisées, déclarations de principes – mais leur portée reste limitée faute de consensus large et, surtout, de validation par des autorités religieuses éminentes. Seule une telle légitimité collective permettrait de desserrer l’étau des normes les plus isolantes et de proposer aux croyants une religiosité apaisée, pleinement compatible avec l’appartenance à la nation française.

Il est urgent de mettre fin à la constitution de sociétés parallèles où certains musulmans consomment à part, s’habillent à part, fréquentent des établissements à part, se mobilisent exclusivement pour des causes communautaires et stigmatisent comme « vendus » ou « traîtres » ceux des leurs qui affichent leur attachement à la nation française.

L’islam, en tant que grande tradition spirituelle et civilisationnelle, a toujours été porté par des cultures et des histoires plurielles. Le réduire à un code d’interdits minutieux, à un ensemble de rituels standardisés vidés de toute profondeur culturelle, relève d’une régression anthropologique sans précédent.

Aux nouvelles générations de musulmans de France revient la responsabilité de refuser cette réduction et de réinscrire leur foi dans l’épaisseur du réel qui englobe une histoire nationale commune, une citoyenneté partagée et un espace public où la différence religieuse n’est ni ostentatoire ni exaltée, mais simplement reconnue comme une composante parmi d’autres de l’identité plurielle des citoyens.

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