TRIBUNE. Un séisme nommé Mamdani

 TRIBUNE. Un séisme nommé Mamdani

Younes Abouyoub, docteur en sociologie politique et chercheur à l’Université de la Nouvelle-Angleterre

Il est jeune, socialiste et musulman — et vient de conquérir la mairie de New York. Héritier d’un grand penseur postcolonial et d’une cinéaste engagée, Zohran Mamdani incarne la rupture d’une Amérique en quête de sens. Voici comment son ascension ébranle le cœur du pouvoir américain.

Tribune de Younes Abouyoub, docteur en sociologie politique et chercheur à l’Université de la Nouvelle-Angleterre

 

Zohran n’était qu’un jeune adolescent de 13 ans lorsque j’ai rencontré pour la première fois son père Mahmood Mamdani sur le campus de l’Université de Columbia, que j’avais rejoint à l’automne 2004. Au fil des années, une complicité intellectuelle s’était installée entre nous, notamment pendant la rédaction de son livre sur la guerre du Darfour, l’un des dossiers dont je m’occupais alors dans le cadre de mon travail au Conseil de sécurité des Nations unies. Humaniste et anticolonialiste invétéré d’obédience maoïste, Mahmood a exercé une grande influence sur son fils unique, Zohran. Kwame, son deuxième prénom, est d’ailleurs un clin d’œil au célèbre révolutionnaire panafricaniste et premier président du Ghana indépendant, Kwame Nkrumah.

Zohran Kwame Mamdani est né le 18 octobre 1991 à Kampala, en Ouganda, fils unique de l’universitaire postcolonial Mahmood Mamdani et de la cinéaste Mira Nair. Ses deux parents sont d’origine indienne. Son père, né à Mumbai et ayant principalement grandi en Ouganda, est un musulman chiite gujarati de la communauté khoja, tandis que sa mère, née à Rourkela et élevée à Bhubaneswar, est une hindoue punjabie. De son père, Mahmood, professeur à l’Université de Columbia et auteur d’ouvrages fondamentaux comme « Citizen and Subject », « Good Muslim, Bad Muslim », « Saviors and Survivors: Darfur, Politics, and the War on Terror », Zohran a hérité une analyse fine des mécanismes du pouvoir, de la colonialité, de l’économie politique de la production du savoir, et surtout de la manière dont les institutions produisent et perpétuent les inégalités structurelles. De sa mère, la cinéaste Mira Nair — connue pour Salaam Bombay ! ou Monsoon Wedding —, il a sans doute appris l’art de raconter des histoires humaines. Elle lui a transmis la capacité de rendre tangible et émotive la portée des politiques abstraites.

C’est ce double héritage qui lui permet de traduire des concepts théoriques – comme les structures institutionnelles du pouvoir, la justice économique ou le droit de cité, ou encore plus le droit à la ville – en un récit puissant et mobilisateur pour les New-Yorkais ordinaires. C’est la rencontre entre la rigueur académique et l’engagement politique de son père et l’empathie narrative de sa mère qui arme Mamdani pour la bataille politique à venir.

Une victoire, une onde de choc

Aussi, l’élection de Zohran Mamdani à la mairie de New York n’est-elle pas simplement un changement d’administration, mais plutôt un séisme politique. Pour comprendre l’onde de choc que représente cette victoire, il faut peut-être écouter la voix, un peu tremblante d’émotion, d’un vieil ouvrier du métro de Brooklyn. « Pendant quarante ans, j’ai entendu les mêmes promesses, venant des mêmes visages, raconte-t-il. Aujourd’hui, on nous parle enfin de logement comme d’un droit, de transport comme d’un service public, et de justice, pas seulement de loi et d’ordre. C’est une langue nouvelle pour cette ville. » Cette langue nouvelle, c’est celle du socialisme démocratique, et son arrivée au pouvoir dans la plus grande ville des États-Unis est un rejet cinglant du statu quo politique. La proposition phare de Mamdani de réduire le budget de la police pour réinvestir dans les services sociaux n’est pas seulement une idée de gauche ; elle est imprégnée de cette lecture foucaldienne des structures du pouvoir, qui voit dans l’appareil répressif un outil de gestion des populations marginalisées, hérité d’une lecture biaisée de l’histoire en faveur des nantis.

La victoire de Mamdani, membre des Democratic Socialists of America (DSA), est un coup de tonnerre pour le Parti démocrate, déjà déchiré entre son aile progressiste et son establishment centriste. Son programme – Medicare for All, la création de logements sociaux de masse, le désinvestissement de la police (NYPD) au profit de la sécurité communautaire – est un défi lancé aux élus dits modérés. Son succès renforcera des figures, bien que plus modérées que lui, comme Alexandria Ocasio-Cortez et Bernie Sanders, tandis qu’il mettra la pression sur des centristes comme la gouverneure Kathy Hochul. Si ses politiques s’avèrent populaires et réalisables, le parti pourrait être contraint d’adopter des positions plus radicales, redéfinissant son identité à l’approche des élections parlementaires de 2026 et, plus tard, des présidentielles de 2028.

La justice, une lutte universelle

Pour Zohran Mamdani, cette bataille politique n’est pas seulement idéologique ; elle est personnelle, l’aboutissement d’un héritage intellectuel profond. Le côté militant humaniste de Zohran Mamdani, particulièrement pour la cause palestinienne, lui provient certainement de son père qui, bien qu’étudiant étranger boursier du gouvernement américain en 1963, n’avait pas hésité à se joindre aux étudiants du Nord des États-Unis qui prirent le bus pour se rendre à Montgomery, en Alabama, dans le cadre d’un voyage organisé par le Student Nonviolent Coordinating Committee en mars 1965, afin de participer au mouvement des droits civiques. Cela eut lieu à la même période que les marches de Selma à Montgomery organisées par Martin Luther King Jr. Mamdani, le père, fut emprisonné pendant la marche et autorisé à passer un appel téléphonique. Il appela alors l’ambassadeur d’Ouganda à Washington D.C. pour demander l’aide de son pays. L’ambassadeur lui demanda pourquoi il s’ingérait dans les affaires intérieures d’un pays étranger, ce à quoi Mamdani répondit que ce n’était pas une affaire intérieure, mais une lutte universelle pour la liberté et l’égalité, ajoutant qu’eux aussi, les Ougandais, avaient obtenu leur liberté seulement l’année précédente. Peu après, à la suite de ce premier contact avec les agences de l’ordre et de l’autorité américaines — le FBI, plus précisément —, Mahmood Mamdani découvrit les pensées de Karl Marx, de Lénine et de Mao.

 

Vers une inévitable confrontation ?

Cette victoire locale promet un conflit d’une intensité rare avec le gouvernement fédéral. Le président Trump a toujours utilisé New York comme repoussoir, et un maire socialiste est une cible idéale. On peut s’attendre à une guerre ouverte : gel ou retrait des fonds fédéraux pour le logement et les transports, poursuites judiciaires du ministère de la Justice contre les taxes sur les riches ou la politique de « ville sanctuaire », et une campagne de communication dépeignant Mamdani comme le visage d’une « gouvernance marxiste communiste ». Cette confrontation sera un test pour le fédéralisme américain, opposant l’autorité locale à celle de l’État fédéral sur des questions brûlantes comme l’immigration, la justice sociale ou la sécurité publique.

L’ascension de Zohran Mamdani résonne avec l’histoire plus large des alternatives politiques aux États-Unis. Elle fait écho au long combat d’Eugene V. Debs, le leader socialiste qui, au début du XXᵉ siècle, a réalisé des scores significatifs aux présidentielles depuis sa prison, plaidant pour les droits des travailleurs. Comme Debs, Mamdani défie un système bipartite verrouillé, conçu pour étouffer les tiers partis. Le scrutin uninominal à un tour, les lois d’accès aux bulletins de vote et la psychologie du « vote utile » forment une forteresse institutionnelle que les DSA tentent de contourner en gagnant de l’intérieur.

L’élection de Zohran Mamdani — le bon ou le mauvais musulman, selon les perceptions de chacun — est donc bien plus qu’un fait divers new-yorkais. C’est le point de convergence d’un héritage familial intellectuel critique, d’une révolte populaire larvée contre l’ordre établi et d’un test décisif pour la gauche américaine. Les batailles qui se joueront dans les rues de New York, entre la mairie et la Maison-Blanche, et au sein du Parti démocrate, façonneront le paysage politique du pays pour les décennies à venir. New York est désormais le laboratoire d’une nouvelle idée de l’Amérique. Celle qu’on attendait depuis longtemps.

 

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