Une démocratie « déréglée » vaut mieux qu’une dictature « efficace »

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Les évidences sont trompeuses. La démocratie ne signifie pas l’anarchie et la dictature ne signifie ni la stabilité ni l’efficacité.
À l’heure où les démocraties peinent à convaincre, vacillent sous les assauts du populisme, ou s’enlisent dans des conflits institutionnels, une tentation réapparaît avec insistance : celle de l’autoritarisme dit éclairé et efficace. De nombreux citoyens, fatigués par les lenteurs des débats, l’inefficacité supposée des gouvernants, la cacophonie parlementaire, et la corruption ambiante, en viennent à envier l’efficacité des régimes autoritaires. « Au moins, chez eux, ça avance », entend-on dire ici et là. Mais à quel prix ?
L’idée selon laquelle une dictature peut être plus efficace qu’une démocratie n’est pas fausse en soi. Un régime autoritaire peut construire un pont en un an, faire taire les opposants en un mois, et faire passer une réforme économique en une nuit. La démocratie, elle, mettra trois ans pour voter un projet, verra sa mise en œuvre bloquée par une cour constitutionnelle, puis contestée dans la rue. Pourtant, et c’est là l’essentiel. La démocratie vaut incomparablement mieux.
D’abord, la démocratie permet de faire vivre le conflit, sans l’ignorer dans les souterrains. Elle accepte la critique, l’hésitation, le doute et l’erreur. Elle donne la voix à ceux qui ne pensent pas comme la majorité. Elle admet l’idée qu’aucune vérité politique ne s’impose d’elle-même. La démocratie n’est pas parfaite. Elle est, comme le disait prudemment Churchill, « le pire des régimes à l’exception de tous les autres ». Mais elle repose sur un fondement moral inébranlable, celui de la dignité égale de chaque citoyen.
Une démocratie balbutie certes, mais c’est la marque d’une nation vivante. Ses défauts sont le prix de sa liberté. Ses dérèglements sont le reflet d’un corps social multiple, traversé d’intérêts et d’opinions contradictoires. Ce n’est pas une faiblesse, mais la condition de sa légitimité. Car dans une démocratie, le pouvoir est en permanence remis en question pacifiquement. Alors que dans une dictature, le pouvoir est subi sous la contrainte et la menace.
Il faut y insister : l’efficacité autoritaire est un mirage. Ce que l’on gagne en rapidité, on le perd en justice, en droits fondamentaux, en moralité, en humanité. Une dictature peut construire, mais elle ne convainc pas. Elle impose, mais ne persuade pas. Elle écrase pour faire taire ou dissimuler, là où la démocratie écoute pour comprendre et fait transparaître au grand jour ce qui ne marche pas, en vue de mieux le résoudre.
Face aux crises contemporaines, climatiques, économiques, sociales, aux multiples défis multidimensionnels, le besoin d’efficacité est réel. Mais ce besoin ne doit pas devenir un prétexte pour renoncer aux valeurs, à la démocratie. La solution n’est pas de céder à la tentation autoritaire, mais de renforcer les institutions, de revitaliser la participation citoyenne, d’exiger davantage des élus, sans remettre en cause le principe même de la légitimité démocratique.
Mieux vaut une démocratie bruyante, lente, désordonnée, qu’un silence imposé par une propagande tapageuse. Mieux vaut une liberté chaotique qu’un ordre fondé sur la peur et la méprise.
Malheureusement, les peuples arabes préfèrent le conformisme, c’est-à-dire les choses admises quasi-instinctivement ou traditionnellement par tous. Gouvernants et citoyens n’aiment, au fond d’eux-mêmes, ni les conflits, ni les débats contradictoires, ni les « vérités » multiples. Ils aiment la vérité unique, parce que la véritable vérité les blesse. Les peuples arabes n’aiment pas trop la démocratie, parce qu’ils veulent ignorer la réalité, lorsqu’elle est désagréable ou lorsqu’elle ne va pas dans le sens de la vague ou lorsqu’on remet en question leur certitude. Ce peuple ne croit qu’à ce qu’il souhaite, lui, et non à ce qui est, comme dit la maxime anglaise. Il n’accepte pas le fait qu’en démocratie, les adversaires ou les ennemis doivent discuter ensemble, négocier, voire partager la poire en deux, pour trouver une issue consensuelle. Il préfère l’idée du « souverain » décisionniste, qui décrète d’en haut dans les chambres obscures.
Si la politique est la gestion des conflits, la démocratie pluraliste est le régime qui lui convient le mieux pour en débattre. Tout le monde a voix au chapitre. Tout le monde délibère. Il n’y a pas de choix scientifique en politique, et les solutions en la matière ne sont pas entre le juste et le faux comme en mathématique, mais entre le probable et le non probable. Pour parvenir à une solution politique, il convient alors de discuter, toujours discuter et négocier. Sinon la politique serait inutile ; sinon, il ne faudrait pas chercher à la penser ou à la faire. Un fait illustre en Tunisie cette réticence massive au conflit démocratique, cet attachement aux standards de masse, et ce désintérêt manifeste pour le pluralisme des valeurs. Tous les hommes politiques (ou même intellectuels) apparus dans une photo saluant l’islamiste Ghannouchi ont été voués aux gémonies depuis la transition démocratique jusqu’à aujourd’hui. Et on pourra multiplier les exemples pour des photos (anciennes ou nouvelles) de la rencontre d’une personne avec telle ou telle figure ou partisan ou adversaire, de la droite ou de la gauche, qui ne correspond pas au désir capricieux de la foule.
L’adversaire est un ennemi dans les dictatures, il est juste un concurrent ou un rival en démocratie. C’est l’urne qui provoque le déclin ou la disparition de tel parti ou telle figure politique, pas la haine de l’adversité ou de l’altérité ou la persécution. Le philosophe français Bertrand de Jouvenel, qui était aussi journaliste, a fait une interview de Hitler en 1936, qui a été publiée dans un journal. On avait beau lui coller un procès en France dans les années 1980, il ne répondait pas moins aux exigences du politique, qui supposent la connaissance des intentions des ennemis, comme des exigences du journalisme professionnel. Et c’est à ce titre qu’il fut débouté par des juges impartiaux et défendu par d’éminents intellectuels (comme Raymond Aron, lui-même juif). C’est ainsi, la démocratie vit le multiple et le variable, alors que la dictature respire l’unicité maladive.
Les dictatures peuvent être efficaces. Et encore, et à quel prix ! Mais, elles ne parviennent jamais à stabiliser politiquement et moralement leurs régimes par une alternance pacifique – la véritable stabilité en politique -, outre qu’ils disparaissent très souvent par des violences, révolutions ou révoltes et non par l’urne. L’efficacité de la démocratie se trouve ailleurs. Elle est incarnée par des garants et des garanties, comme le juge, toutes juridictions confondues, statutairement indépendant, qui tranche un litige par le droit, et qui finit par légitimer l’issue du conflit entre les parties ; qui condamne les abus et la corruption des dirigeants politiques de tous bords ; qui finit par instaurer confiance auprès des citoyens et une sérénité dans la justice ; et qui donne confiance aux investisseurs et entrepreneurs économiques, garants de la prospérité.
La démocratie, souvent décrétée comme « déréglée » par ceux qui n’en comprennent pas le sens, est ainsi réglée majestueusement par le droit, le juge et l’urne, vulgairement ignorés par les dictatures, qui ne donnent pas à chacun ce qui lui revient équitablement, qui méprisent le peuple par « amour » du peuple.
