Point de vue. La Tunisie d’un jour et la Tunisie de toujours

 Point de vue. La Tunisie d’un jour et la Tunisie de toujours

Ruines de Carthage (Thermes d’Antonin) -Photo : FETHI BELAID / AFP

Deux Tunisie, deux types d’histoire, longue et immédiate, ouverte et fermée. Quelle est celle qui est censée prévaloir sur l’autre ?

Comme tous les pays du monde, la Tunisie a deux visages. Celui de toujours, ouvert, méditerranéen, progressiste, tolérant, modéré. Et celui d’un jour, fermé, intolérant, identitaire, crispé. Le premier s’inscrit dans la durée historique. Le second surgit dans les crises, comme une ombre passagère, quoiqu’il arrive souvent qu’elle soit plus ou moins longue (comme la durée des dynasties ou des dictatures). Les historiens ne manquent pas de nous rappeler à chaque fois, lorsque le doute saisit la nation, la pesée incontournable du pays profond sur le pays de surface.

Depuis Carthage, la configuration géographique a fait que la Tunisie soit considérée et pensée comme un pays carrefour. Les Phéniciens, il y a trois mille ans, puis les Romains, les Byzantins, les Arabes et les Ottomans, la colonisation française, tous ont laissé leur empreinte, aucune n’a pu effacer les traces de l’autre. Ce brassage a produit une identité multiple, faite de compromis et de dialogues, mais n’excluant pas des soubresauts momentanés et des révoltes légitimes.

Le XIXe siècle a commencé à synthétiser ce brassage et cette ouverture. La Constitution de 1861, sans doute la première dans le monde arabe, témoigne d’une volonté d’encadrer le pouvoir ou de limiter, formellement du moins, ses dilatations. En 1846, l’esclavage est aboli, un geste encore pionnier dans la région. Après l’indépendance, le Code du Statut Personnel (1956) abolit la polygamie et reconnaît une place centrale aux femmes dans la société. Autant de choix qui ne sont pas des ruptures, mais des prolongements. Ils prolongent une tradition d’ouverture, de pragmatisme et d’adaptation.

>> A lire aussi : Point de vue. La Palestine existe déjà dans l’opinion mondiale

La révolution de 2011 a prolongé ce fil conducteur, elle est dans la lignée de cet héritage. Les Tunisiens n’ont pas seulement renversé un dictateur, ils ont voulu réaffirmer la Tunisie des libertés et du pluralisme. Le monde a salué ce « printemps tunisien ». Les théoriciens culturalistes occidentaux en ont pris pour leur grade. Ils ont vu que la démocratie pouvait éclore, même chaotiquement, au sud de la Méditerranée, dans un pays arabe, comme dans un pays africain ou latino-américain ou asiatique. Pris de panique, les régimes autoritaires arabes, et spécialement les pays conservateurs du Golfe, s’y sont mis à soutenir les forces traditionalistes et islamistes, craignant que la liberté ne puisse rejaillir sur l’âme endormie de leurs contrées.

Au fond, être tunisien, c’est être méditerranéen. On a omis de l’insérer dans l’article premier de nos Constitutions successives. La Tunisie n’est pas seulement arabe et musulmane, elle était carthaginoise, berbère et méditerranéenne bien avant. Une identité façonnée par les ports, les échanges, les langues. À Tunis, les médinas racontent des siècles de coexistence. À Djerba, musulmans et juifs ont longtemps partagé les mêmes rues. À Sfax, ville commerçante, l’ouverture aux flux maritimes a forgé une mentalité de négociation et de compromis.

La Méditerranée a été d’un apport certain. L’Andalousie a enrichi la culture musicale et architecturale ; l’islam a apporté sa spiritualité ; l’Europe a réhabilité la rationalité et inspiré les réformes éducatives et administratives ; l’Afrique subsaharienne a laissé ses empreintes dans les pratiques sociales. La Tunisie a toujours absorbé, adapté, mélangé et transformé les choses. Elle n’a jamais eu peur de la différence.

>> A lire aussi : Point de vue. Reconnaissance de la Palestine par la France

Pourtant, l’histoire récente a connu des remises en cause de la Tunisie de toujours. Dans les années 1980-1990, la montée des courants islamistes radicaux a menacé les acquis modernistes. Dans les années 2010, le pays a connu une vague de terrorisme jihadiste qui a tenté de transformer le pluralisme tunisien en société théocratique et monolithique. On se souvient de l’assassinat de Chokri Belaïd et de Mohamed Brahmi, symboles d’une Tunisie progressiste que certains voulaient brimer par les armes. Comme si la violence (physique ou morale) pouvait épuiser l’âme d’un peuple.

Aujourd’hui encore, des replis identitaires, de type séculier cette fois-ci, se manifestent. La crise économique, la défiance envers les élites, le rejet de l’étranger, du migrant ou du voisin nourrissent un climat de fermeture. Le discours officiel tend parfois à substituer l’unité imposée au pluralisme assumé. Une identité fermée voudrait prendre la place d’une identité ouverte. Mais ce visage n’est pas celui de l’histoire longue, il est celui d’une parenthèse.

La lutte entre la Tunisie de toujours et la Tunisie d’un jour traverse tout le XXe siècle. Bourguiba, avec ses réformes audacieuses, s’inscrivait dans la première. Ben Ali, malgré un discours moderniste, incarnait souvent la seconde par la fermeture autoritaire et la peur du débat, tout comme Saïed aujourd’hui. La révolution de 2011 a libéré et réhabilité avec force la Tunisie de toujours, mais la décennie qui a suivi a vu resurgir la Tunisie d’un jour, entre tentations populistes et dérives autoritaires.

Le contraste est pourtant clair. La Tunisie de toujours est pluralité, ouverture, esprit critique, réforme. La Tunisie d’un jour est fermeture, crispation identitaire, discours unique. La bataille oppose l’héritage à l’accidentel, la profondeur à la surface.

>> A lire aussi : Point de vue. Incontournables élites

Il ne suffit pas d’invoquer la Tunisie de toujours, encore faut-il la défendre. Elle devrait être dans les écoles, pour enseigner la tolérance plutôt que l’exclusion. Elle devrait être dans les médias, dont la vocation est d’ouvrir le débat et non de l’étouffer. Elle devrait s’exprimer dans la société civile, pour protéger les libertés, pour refuser que la diversité soit considérée comme une menace à la coexistence des Tunisiens. La jeunesse joue aussi dans ce registre un rôle crucial. Elle est exposée aux discours de peur et de fermeture, mais elle est aussi viscéralement connectée au monde, avide d’échanges et d’opportunités. Il faudrait lui offrir un horizon ouvert pour consolider la Tunisie de toujours, et non lui opposer la fermeture, au risque de la pousser à quitter le pays à destination du monde libre.

Il faut se méfier de la confusion. La Tunisie d’un jour fait beaucoup de tapage et de bruit, mais ce n’est pas la Tunisie profonde. Celle-ci ne s’agite pas, elle marque continuellement et incessamment, dans les coulisses même, malgré les obstacles du jour, la mentalité collective des Tunisiens. L’ombre passagère ne doit pas cacher la lumière durable.

Le pays a toujours résisté aux tentatives d’enfermement. Ni les Ottomans, ni les colons, ni les autocrates n’ont réussi à étouffer son identité plurielle. Pourquoi le feraient-ils aujourd’hui ? La Tunisie de toujours finit en définitive, passées les secousses du jour, par reprendre le dessus, parce qu’elle est enracinée dans l’histoire, la géographie, la culture, la mentalité. Comme on dit, « chasser le naturel, il revient au galop ». Il appartient aux intellectuels, aux écrivains, artistes, journalistes, et citoyens engagés de ne pas laisser l’éphémère prendre le dessus sur l’essentiel.

>> A lire aussi : Point de vue. Tunis : désordre, saleté et incivisme