Gabès, de l’oasis bleue à la zone rouge : écologie, mémoire et révolte

 Gabès, de l’oasis bleue à la zone rouge : écologie, mémoire et révolte

Iman Hajji, docteure en linguistique, littérature et civilisation arabe à l’Université Lyon 2

À Gabès, l’oasis étouffe sous les fumées du phosphate. Mais de ses cendres, renaît une conscience écologique. Tribune de Iman Hajji, islamologue, docteure en linguistique, littérature et civilisation arabes (Université Lyon 2).

 

Parmi les villes du littoral tunisien, Gabès occupe une place singulière, à la fois géographique et symbolique. Située entre le désert et la mer, elle est longtemps apparue comme une anomalie heureuse : une oasis côtière, rare en Méditerranée, où les palmiers-dattiers s’inclinaient vers la mer et où les jardins d’El-Metouia ou de Chenini abritaient, sous leurs feuillages, un monde de cultures vivrières, d’eau vive et de senteurs d’orangers. Les voyageurs du XIXᵉ siècle, d’Ibn Khaldoun à Paul Klee, évoquaient ce lieu comme un théâtre d’harmonie naturelle, où la coexistence entre l’homme et son environnement semblait presque parfaite. Cette beauté, faite d’équilibre et de symbiose, allait pourtant être bouleversée par l’un des projets industriels les plus ambitieux – et les plus dévastateurs – de la Tunisie moderne.

Le tournant industriel et la fracture écologique

L’installation du Groupe chimique tunisien (GCT) dans les années 1970, dans le cadre d’une stratégie nationale d’industrialisation fondée sur la valorisation du phosphate, a transformé radicalement le visage de Gabès. Le choix du littoral, à proximité du port et des zones de transport, s’est imposé pour des raisons économiques. Mais ce choix a introduit dans l’oasis un élément étranger : une industrie lourde, polluante, fondée sur la production d’acide phosphorique et d’engrais chimiques, et dont les déchets — le phosphogypse — sont déversés directement dans la mer. Depuis lors, les transformations écologiques ont été profondes : dégradation du littoral, pollution atmosphérique, appauvrissement des nappes phréatiques et effondrement de la biodiversité marine. Les habitants de Gabès, longtemps tenus à distance des décisions, ont été les témoins silencieux de cette mutation du paysage – puis, progressivement, les victimes de ses effets sanitaires : augmentation des maladies respiratoires, cutanées et des cas de cancer, documentée par plusieurs études locales et universitaires.

Mémoire, souffrance et émergence d’une conscience écologique

Ce qui se joue aujourd’hui à Gabès dépasse la simple question environnementale : c’est une crise de mémoire et de dignité. L’oasis, autrefois symbole de vie, est devenue pour beaucoup un synonyme de danger. Les habitants se sentent trahis par un modèle de développement qui a sacrifié la santé publique au nom de la rentabilité industrielle. Les mobilisations populaires qui ont éclaté à plusieurs reprises depuis les années 2010 — et de nouveau récemment, après des épisodes d’intoxication collective dans les écoles — traduisent la maturation d’une conscience écologique et citoyenne. Ces mouvements, portés souvent par des jeunes, des enseignants, des associations et des médecins, expriment le refus d’une résignation héritée. L’émergence de slogans tels que “Gabès veut vivre” ou “Non à la mort industrielle” traduit la réappropriation d’un territoire symbolique : la population réclame non seulement la fermeture ou le déplacement du complexe chimique, mais aussi la reconstruction d’un horizon de vie fondé sur la justice environnementale.

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Les enjeux politiques et structurels de la crise

Sur le plan politique, le « dossier Gabès » révèle une ambiguïté structurelle de la Tunisie contemporaine : comment concilier développement industriel et protection environnementale dans un contexte de crise économique et de chômage régional ? L’État tunisien, actionnaire et garant du Groupe chimique, se trouve dans une position contradictoire : il dépend des revenus du phosphate, tout en étant responsable de la santé publique. Les promesses récurrentes de modernisation du complexe ou de délocalisation partielle se sont heurtées à des obstacles budgétaires et politiques. La gouvernance environnementale reste marquée par la faiblesse des institutions de contrôle, le manque de transparence des données de pollution et la centralisation des décisions. À cela s’ajoute une crise de confiance entre la population et les autorités, exacerbée par la répression des manifestations et l’absence de réponse structurelle.

Pour une réconciliation écologique et sociale

La situation de Gabès invite à repenser en profondeur le modèle de développement tunisien et à envisager une réconciliation véritable entre impératifs économiques et exigences écologiques. Cela suppose d’abord de mettre un terme à l’impunité industrielle qui a longtemps prévalu, en suspendant les unités les plus polluantes, en réalisant des audits environnementaux indépendants et en rendant publiques les données relatives à la qualité de l’air, de l’eau et des sols. Mais une transition écologique ne peut être juste que si elle est aussi sociale : la reconversion du tissu économique local doit offrir aux travailleurs du phosphate des perspectives d’avenir fondées sur des activités durables, qu’il s’agisse d’agriculture biologique, d’énergies renouvelables ou d’écotourisme. Dans le même mouvement, la restauration de l’oasis — jadis cœur battant de Gabès — doit redevenir un objectif national, à travers des programmes de dépollution, de revalorisation des jardins traditionnels et de gestion intégrée des ressources en eau. La justice environnementale, pour être crédible, doit donc se doubler d’une justice territoriale et humaine : redonner vie à l’oasis, c’est rendre à ses habitants leur dignité et leur place dans la nation.

La revanche d’une oasis

Gabès n’est pas seulement une ville blessée ; elle est une métaphore du rapport entre l’homme et la nature dans la Tunisie moderne. Le soulèvement populaire n’est pas une simple protestation contre la pollution : c’est une revendication de souveraineté écologique, un appel à renouer avec la beauté première d’un lieu qui fut, jadis, un modèle d’équilibre. La renaissance de Gabès ne se fera ni par la nostalgie, ni par la violence, mais par la reconnaissance que le droit à un environnement sain est indissociable du droit à la dignité humaine. Redonner à Gabès son ciel bleu, c’est redonner à la Tunisie un peu de son souffle.

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