John Tolan : « Un regard scientifique apaisé ne changera pas le monde mais peut contribuer à l’éclairer. »

 John Tolan : « Un regard scientifique apaisé ne changera pas le monde mais peut contribuer à l’éclairer. »

John Tolan, historien franco-américain spécialiste des relations entre islam et christianisme, co-directeur de Mahomet des historiens, un ouvrage qui explore la vie et l’héritage du Prophète à travers les sources historiques et les traditions musulmanes. Crédit photo ; © Romain Boulanger/Place Publique

Historien franco-américain spécialiste du rapport entre islam et christianisme, John Tolan co-dirige avec Muhammad Ali Amir-Moezzi l’ouvrage monumental Mahomet des historiens aux éditions Le Cerf. À rebours des caricatures anciennes, il invite à relire la figure de Mohammed à la lumière des sources et de la recherche contemporaine.

 

LCDL : Pourquoi avez-vous choisi de conserver la forme francisée « Mahomet » dans le titre alors que cette graphie choque parfois les musulmans et que certains d’entre eux y voient une connotation péjorative ?

John Tolan : Au départ, j’étais favorable à l’usage de « Muhammad ». Mais l’éditeur nous a convaincus que, pour un lectorat francophone, « Mahomet » restait plus facilement reconnaissable. À l’intérieur de l’ouvrage, plusieurs contributeurs emploient d’ailleurs « Muhammad ».

L’idée selon laquelle « Mahomet » serait péjoratif relève d’une rumeur apparue dans les milieux salafistes dans les années 1970-1980. En réalité, c’est une simple francisation du nom, tout comme les Turcs disent Mehmet ou certains Africains Mamadou.

Les noms changent selon les langues. Jésus, par exemple, s’appelait Yeshoua chez les Juifs et Issa dans la tradition musulmane. Lorsqu’un chrétien arabe dit Issa, personne n’y voit d’insulte. La forme « Mahomet » est attestée en français depuis les XIᵉ-XIIᵉ siècles, notamment dans La Chanson de Roland, rédigée par un poète anonyme qui ne parlait pas arabe et ne pouvait donc pas jouer sur un prétendu sens négatif.

Dans la recherche anglophone ou germanophone, on utilise presque exclusivement « Muhammad », et la tendance gagne aussi le champ académique français. Mais dans le domaine du grand public, « Mahomet » demeure encore la forme la plus courante sans qu’elle doive pour autant être perçue comme offensante.

 

Vous estimez qu’il est difficile d’établir une biographie historique du Prophète car les sources sont tardives, parfois contradictoires et fortement marquées par des enjeux religieux et politiques. Vous affirmez que ce que l’on sait avec certitude « tiendrait sur une page »…

Ce que nous savons avec certitude sur la vie du Prophète pourrait, en effet, tenir sur une page. Ce n’est pas un cas unique. On pourrait dire la même chose de Jésus, dont les Évangiles, nos principales sources, ont été rédigés quarante à soixante ans après sa mort par ses disciples. Leur valeur historique est donc difficile à établir mais si l’on ne s’y réfère pas, on ne sait presque rien de lui.

Pour le Prophète de l’islam, c’est encore plus complexe. Le Coran, qui est la source la plus proche de son époque, ne livre pas de biographie, contrairement aux Évangiles. Les éléments biographiques viennent plus tard, des Hadiths et de la Sira, mais ces traditions ont circulé oralement pendant deux siècles avant d’être fixées par écrit.

Dès le IXᵉ siècle, des collecteurs comme al-Bukhari ou Mouslim reconnaissaient déjà combien il était ardu de distinguer une tradition authentique d’une apocryphe. Ils ont tenté d’appliquer des critères rigoureux mais ils étaient conscients de la fragilité de l’exercice.

Pour les historiens d’aujourd’hui, c’est encore plus complexe. Il est quasiment impossible d’affirmer avec certitude si tel Hadith ou tel épisode de la Sira correspond à ce que Muhammad a réellement dit ou fait.

Pour beaucoup de croyants, la Sira et les Hadiths demeurent pourtant essentiels. Comment concilier cette approche critique de l’histoire avec la foi de ceux qui ont besoin de ces récits ?

Nous avons adopté une démarche scientifique mais toujours respectueuse des musulmans et de la diversité des traditions à l’intérieur même de l’islam. D’ailleurs, plusieurs contributeurs de l’ouvrage sont eux-mêmes musulmans.

Cela n’empêche pas un regard d’historien, qui se fonde sur la rigueur critique et non sur la polémique. Évidemment, ce type de démarche peut parfois froisser certaines sensibilités, mais ce n’est pas nouveau.

Au XIXᵉ siècle déjà, des auteurs comme David Strauss ou Ernest Renan, lorsqu’ils ont tenté d’écrire des biographies de Jésus en adoptant une approche historique, ont été violemment critiqués par des chrétiens.

On les accusait de saper la foi en appliquant les outils de la critique historique aux textes sacrés. Pourtant, notre intention n’est pas de juger la foi, mais de comprendre comment ces récits se sont construits, transmis et interprétés au fil des siècles.

 

Certains auteurs musulmans présentent le Prophète comme le fondateur d’un État idéal, tandis que d’autres estiment qu’il a volontairement laissé la question politique ouverte. Selon vous, quel est l’héritage le plus vivant du Prophète pour les sociétés musulmanes d’aujourd’hui qui cherchent à concilier foi, modernité et valeurs démocratiques ?

Il ne m’appartient pas, en tant qu’historien, de dire aux musulmans quelles leçons tirer du Prophète. Mais il est vrai que, depuis les années 1930, une certaine lecture s’est imposée, notamment avec les Frères musulmans en Égypte, qui ont érigé la société médinoise du temps du Prophète en modèle d’un État islamique idéal : une communauté harmonieuse, unie autour de la foi et du respect de la loi divine.

Or, d’un point de vue historique, cette vision relève davantage du mythe que de la réalité. Si l’on se penche sur les premières chroniques musulmanes, on constate que cette période fut en réalité marquée par de fortes tensions et des conflits internes. Les premières générations de musulmans ont connu des divisions profondes : les fameuses fitna ou guerres civiles, ce qui contredit l’image d’une société uniforme et pacifiée.

Par ailleurs, la loi islamique telle que nous la connaissons aujourd’hui n’existait pas encore à l’époque du Prophète. Elle s’est élaborée progressivement, au fil des siècles, à travers les débats des juristes, les écoles de pensée et les interprétations successives des textes. Il n’y avait donc pas, à Médine, un système juridique figé ou un modèle politique tout fait, mais plutôt une communauté en construction, confrontée à des défis très concrets.

 

Dans cet ouvrage, vous montrez la diversité des représentations du Prophète à travers les époques et les cultures musulmanes. Que révèle cette pluralité ?

Muhammad Ali Amir-Moezzi, chercheur et historien de l’islam, co-directeur de Mahomet des historiens, un ouvrage qui explore la vie et l’héritage du Prophète à travers les sources historiques et les traditions musulmanes. Credit phoyo ; Editions du Cerf

Ce que nous avons cherché à faire, c’est précisément mettre en lumière les différents visages du Prophète. À un moment du livre, l’historien Muhammad Ali Amir-Moezzi cite des auteurs soufis qui évoquent les trois vêtements du Prophète. Selon eux, Muhammad portait tour à tour le vêtement du guerrier, celui du légiste et celui de la pauvreté. Et ils ajoutent : « Nous, les soufis, avons choisi le vêtement de pauvreté », autrement dit celui de la spiritualité et du dépouillement.

C’est une image très parlante, car elle reconnaît la légitimité des deux autres dimensions, le politique et le juridique, tout en affirmant un choix spirituel particulier. Elle illustre bien la richesse des interprétations possibles de la figure prophétique à l’intérieur même du monde musulman.

On observe ainsi, dans le volume, une grande variété culturelle et temporelle allant de l’Arabie du VIIᵉ siècle à l’Indonésie du XVIᵉ, en passant par l’Afrique subsaharienne ou la diaspora musulmane en Europe. L’islam, à l’instar du christianisme, s’est adapté à des contextes très différents. Cette diversité explique pourquoi les représentations du Prophète peuvent être multiples, parfois même contrastées. Chacune traduit une manière de relier son modèle à la vie spirituelle et sociale de son temps.

 

Votre ouvrage réunit près de cinquante chercheurs venus d’horizons très différents. Quels ont été les critères de sélection des contributeurs et des thèmes abordés ? Souhaitiez-vous avant tout refléter la diversité du monde musulman ou proposer une pluralité d’approches critiques ?

Dès le départ, avec Muhammad Ali Amir-Moezzi, nous avons voulu que ce livre reflète à la fois la diversité géographique, doctrinale et intellectuelle du monde musulman mais aussi la pluralité des approches scientifiques possibles.

Nous avons d’abord élaboré une première table des matières en listant les grands thèmes que nous souhaitions aborder, de l’Arabie des origines à l’islam contemporain, tout en intégrant également des regards extérieurs : juifs, chrétiens, zoroastriens ou encore orientalistes européens.

Pour chaque sujet, nous avons ensuite cherché à identifier les spécialistes les plus compétents, ceux qui pouvaient apporter une contribution solide, qu’elle soit historique, philologique, anthropologique ou théologique.

Les articles varient en longueur selon les thèmes, certains faisant une trentaine de pages, d’autres une cinquantaine, mais tous ont été pensés pour former un ensemble cohérent qui rende compte de la complexité et de la vitalité des études sur le Prophète.

 

Visiez-vous avant tout un ouvrage destiné aux spécialistes ou vouliez-vous qu’il soit accessible au grand public ?

Nous souhaitions vraiment qu’il soit utile aux deux. Notre ambition était de produire un ouvrage de référence sur le plan scientifique, mais accessible à un lectorat plus large, curieux et ouvert.

Nous nous sommes inspirés du Coran des historiens, que Muhammad Ali Amir-Moezzi avait dirigé avec Guillaume Dye il y a quelques années. Ce livre avait connu à la fois un retentissement académique et un véritable succès en librairie, car il répondait à un besoin réel : celui de disposer d’un savoir solide, dégagé des polémiques et de l’apologétique.

Lorsqu’il s’agit d’islam en France, le débat public est souvent tendu ou biaisé. Beaucoup de gens, musulmans ou pas, cherchent simplement à comprendre, à avoir accès à une information claire, rigoureuse, mais non militante. C’est à ce besoin que nous avons voulu répondre.

Depuis le Moyen Âge, l’Occident a souvent réduit la figure de Mohammed à celle d’un « faux prophète » ou d’un rival du christianisme. Cette longue tradition de méfiance et de déformation hante encore l’imaginaire européen. Comment le travail des historiens peut-il contribuer à dépasser ces stéréotypes ?

L’islamophobie demeure vivace en Europe comme ailleurs en Occident. Des légendes hostiles continuent de circuler même si les plus grossières, qui avaient cours déjà aux XIIᵉ et XIIIᵉ siècles en Europe, ne sont plus d’actualité.

Au Moyen Âge, des textes latins attribuaient à Mahomet de prétendus faux miracles. On disait par exemple qu’il aurait dressé un pigeon à venir picorer des graines dans son oreille pour faire croire qu’il recevait la révélation de l’ange Gabriel.

D’autres affirmaient qu’il avait lui-même rédigé le Coran puis l’avait attaché à la corne d’une vache pour simuler une révélation divine lorsque l’animal était apparu devant la foule. Une autre légende, très répandue, affirme qu’à sa mort, son corps reposait dans un sarcophage en fer qui lévitait grâce aux aimants installés au plafond d’un temple à la Mecque.

Ces récits, véritables fake news du XIIᵉ siècle, avaient pour but de dénigrer le Prophète et ses fidèles, mais aussi de faire croire que son succès reposait sur la supercherie et la magie. Aujourd’hui, l’image négative du Prophète persiste dans les discours islamophobes des responsables politiques d’extrême droite, mais pas seulement.

 

Comment les historiens luttent-ils contre ces fake news ?

Nous essayons d’y répondre par la rigueur scientifique, même si c’est un combat difficile dans un monde dominé par les réseaux sociaux où chacun s’informe auprès de ceux qui confirment ses opinions. La science demande du temps.

Un ouvrage comme celui que nous venons de publier a nécessité des années de recherches, de planification et d’écriture. Il compte deux volumes et plus de 2200 pages. C’est un travail colossal que peu de personnes liront intégralement.

À l’inverse, un message sur X se partage en 10 secondes et fait le tour de la planète rapidement. Pour autant, il faut continuer à lutter avec les armes que sont la connaissance et la science.

 

Vous revendiquez un objectif scientifique mais aussi un but civique : offrir un regard apaisé sur le Prophète pour contrer les instrumentalisations politiques ou violentes du religieux. Comment concilier cette neutralité de l’historien avec une forme d’engagement moral ?

C’est effectivement un équilibre difficile mais nécessaire. En tant qu’historiens, nous ne sommes pas en dehors du monde. Nous écrivons pour les lecteurs d’aujourd’hui et sommes conscients du contexte dans lequel nous vivons. Nous voyons la montée de l’islamophobie, de l’antisémitisme, du racisme sous différentes formes et cela nous préoccupe.

Notre rôle n’est pas de militer mais de proposer un regard fondé sur la connaissance, sur la complexité des faits, loin des simplifications et des fantasmes. Un regard scientifique, apaisé, ne changera peut-être pas le monde, mais il peut contribuer à l’éclairer. Et offrir, à tous les citoyens, des outils intellectuels pour mieux comprendre les religions, leur histoire et les discours qu’elles suscitent.

 

Le Mahomet des historiens (Le Cerf, 2025)
Sous la direction de Muhammad Ali Amir-Moezzi et John Tolan

 

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