Point de vue – Tunisie. Une opposition à l’épreuve du silence

Des Tunisiens brandissent des affiches de prisonniers politiques lors d’une manifestation devant le siège de l’Union générale tunisienne du travail (UGTT) à Tunis, le 4 décembre 2025. La manifestation commémore l’anniversaire de l’assassinat de Farhat Hached, figure emblématique du syndicalisme tunisien, mais intervient alors que le vétéran de l’opposition tunisienne Ahmed Néjib Chebbi a été arrêté à son domicile, après avoir été condamné à 12 ans de prison pour complot contre l’État, dans un procès dénoncé par des organisations de défense des droits humains comme étant à motivation politique. (Photo FETHI BELAID / AFP)
Persécutée, contrainte et forcée, l’opposition tunisienne est réduite au silence. On s’interroge aujourd’hui sur son existence et sa capacité de mobilisation.
À la suite de la révolution de 2011, la Tunisie a pu être considérée comme un modèle réussi de transition démocratique dans ce qu’on a appelé le « printemps arabe ». Des élections libres, une société civile dynamique et un pluralisme politique relativement effectif semblaient confirmer cette dynamique positive, au-delà des dérives parfois violentes de cette transition. Mais le revirement politique autoritaire depuis 2021 pose une question pressante qui touche aujourd’hui à la fois la nature du pluralisme et la place de l’opposition. On se demande en Tunisie si l’opposition politique existe encore de manière significative, ou si elle a été réduite à une forme résiduelle, voire symbolique, par la persécution systématique qui s’abat sur elle.
Sur le plan formel, bien entendu, il existe encore des partis, des figures critiques et des coalitions d’opposition. Mais dans les faits, l’espace politique de contestation s’est dramatiquement rétréci. Depuis le coup d’État de Saïed, les institutions démocratiques ont été détournées par la force vers une centralisation du pouvoir exécutif. Les opposants les plus en vue ont été incarcérés, jugés ou dissuadés de participer pleinement au débat public. Des leaders historiques comme Néjib Chebbi, des leaders post-révolution comme Abir Moussi ou des dirigeants islamistes comme Ghannouchi et Laârayedh ont été condamnés à de longues peines de prison, ainsi que d’autres militants politiques, tous jugés ou sanctionnés pour des motifs largement politiques.
À ce titre, certains observateurs et citoyens, y compris récemment un leader de gauche comme Mongi Rahoui, affirment que l’opposition ne joue plus réellement son rôle. Elle est neutralisée, poussée à l’exil, ou n’a plus accès aux leviers politiques nécessaires pour contester efficacement le pouvoir en place, ni à mobiliser l’opinion par des programmes populaires, à supposer qu’elle y parvienne dans le passé.
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Loin d’être une simple question de personnes, la crise de l’opposition en Tunisie ne renvoie pas seulement à l’autoritarisme saïedien, mais aussi à une crise plus profonde du système politique, du rapport entre pouvoir et pluralisme, et de la perception populaire de l’opposition elle-même.
L’un des obstacles les plus évidents est la judiciarisation récente de la politique, avec des mesures exceptionnelles et des lois répressives ciblant des opposants. Des lois sur la « fausse information » et le « sabotage de la sécurité de l’État », issues du fameux décret 54, ont servi à poursuivre des critiques du gouvernement, souvent sans garanties de procédure équitable. Cette criminalisation du débat politique ne se limite pas à quelques cas isolés. Elle affecte la capacité de l’opposition à s’organiser, à communiquer et à mobiliser sans crainte de représailles. Ce climat de répression annihile l’élan politique et dissuade de nombreux militants et intellectuels de s’exprimer ouvertement. L’alternative critique-prison se substitue à l’alternative idée contre idée.
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Pour être honnête, même avant la montée de l’autoritarisme saïedien, l’opposition tunisienne souffrait d’incapacité à mobiliser les foules, de divisions idéologiques, de combinaisons artificielles, d’un manque de consensus sur les priorités politiques et peut-être aussi d’inculture politique professionnelle (comme les équipes au pouvoir d’ailleurs), sans compter les cas de corruption ici et là. Les forces politiques tunisiennes ont souvent été fragmentées entre courants islamistes, séculiers, modernistes ou populistes, sans qu’un accord sur les principes fondamentaux du régime puisse se dégager aisément, malgré les apparences de la Constitution de 2014. Pourquoi un tel éclatement pour un si petit pays ? J’ai toujours pensé qu’un pays comme la Tunisie pourrait se suffire de deux ou trois partis politiques solides. La démocratie est une qualité, pas une quantité. L’opposition ne le voit pas hélas ainsi.
Fondamentalement, les enquêtes et les sondages ont montré, depuis la révolution même et curieusement après les frustrations d’un demi-siècle de dictature, l’affaiblissement de l’engagement politique populaire et la démoralisation du citoyen (toutes catégories confondues). Le citoyen tunisien n’est pas forcément civique. Il aime le bavardage inutile (voir réseaux sociaux), pas la participation effective (voir résultats électoraux). Les sondages montrent en effet une population profondément divisée et parfois sceptique quant à la pertinence d’un système pluraliste traditionnel. Une partie significative des Tunisiens remet en question la nécessité d’un système parlementaire pluriel, préférant des formes de gouvernement plus autoritaires ou technocratiques.
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L’opposition démocratique elle-même peine à convaincre, frappée par son incapacité à proposer un modèle politique alternatif. Elle a l’habitude de cibler le pouvoir, mais elle n’a proposé ou publié aucun programme politique d’envergure. En Tunisie, on ne perçoit l’opposition qu’à travers quelques figures politiques. Les hommes priment sur les courants et les structures.
Il est vrai que cette désaffection populaire résulte en partie d’une conjoncture économique difficile (chômage élevé, inflation, déséquilibre régional, panne de croissance) et d’un sentiment de fatigue démocratique (trop de combinaisons démocratiques en peu de temps). La démocratie est perçue comme une agitation inutile, inefficace ou incapable de rationaliser et d’ordonner le pays, et non comme une source de progrès concret. Depuis la fin de la transition démocratique en 2014, aucune réforme fondamentale (économique, éducative, sociale, politique, culturelle) n’a pu être promulguée avec des effets réels sur la population. Les pouvoirs successifs, comme l’opposition, friands de court-termisme, ont été jugés responsables de cet état de fait. N’oublions pas que les islamistes ont complètement faussé et dénaturé la vie politique dans le pays en noyautant les autres partis par la corruption, en infiltrant toutes les institutions et en violant le pays. Personne n’est innocent.
L’un des débats les plus vifs aujourd’hui en Tunisie est de savoir si une opposition réduite à des voix affaiblies, marginalisées ou muselées peut encore prétendre jouer un rôle démocratique utile. Pour certains, l’opposition tunisienne n’existe plus dans un cadre traditionnel démocratique, car elle n’a plus ni accès aux urnes, ni capacité d’expression médiatique libre, ni capacité d’organisation autonome. Pour d’autres, dire que l’opposition n’existe plus revient à ignorer ses formes de résistance en exil, ses mouvements sociaux et ses critiques intellectuelles qui continuent à dénoncer le pouvoir et à proposer des alternatives politiques, même depuis l’étranger.
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La vie politique tunisienne et le pluralisme démocratique sont aujourd’hui, depuis quelques années déjà, dans une phase critique. Ils dépendent d’éléments conjoncturels, comme la capacité des partis d’opposition à se reconstituer et à articuler un projet commun, la restauration d’un environnement politique où le débat, la critique et la concurrence ne sont pas perçus comme des menaces à neutraliser, mais comme des conditions mêmes de la légitimité gouvernementale. Ils dépendent aussi d’éléments plus profonds et structurels, comme la lutte contre l’analphabétisme et le chômage, le développement économique, une éducation moderne, une meilleure homogénéisation sociale. Ces éléments facilitent l’élargissement de la culture politique et la délibération publique, en particulier dans les sphères marginales, et rendent surtout plus légitime la reconnaissance de l’autre et de l’adversité.
Le problème, c’est que le Tunisien lambda est actuellement dans un état dépressif. La conjoncture politique, économique et sociale fait qu’il ne se supporte plus lui-même ; comment pourrait-il alors supporter les autres : pouvoir, groupes ou partis ? Au fond, ni le pouvoir de Saïed ni l’opposition ne parviennent à mobiliser les foules. Un néant politique sidéral.
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