Vœux de fin d’année – Journalisme, une belle exigence

 Vœux de fin d’année – Journalisme, une belle exigence

Photo : CLEMENT MAHOUDEAU / AFP

Quand les journalistes deviennent eux-mêmes « le sujet », c’est qu’il y a péril en la demeure. Dans ce royaume du Maroc où les contradictions se ramassent à la pelle, ce sont les gens de la plume qui font désormais le spectacle.

Depuis qu’une vidéo de près de deux heures sur la commission disciplinaire du Conseil national de la presse, fuitée par Hamid El Mahdaoui lui-même, circule, les couteaux sont tirés. Une polémique dont le secteur se serait bien passé, puisque l’arroseur est désormais arrosé, et surtout par ceux qu’il a pris soin de viser systématiquement : les politiques, surtout les islamistes d’entre eux, les députés qui se sont saisis de l’affaire, trop contents de pouvoir donner des leçons aux « donneurs de leçons ». Bref, à défaut d’être traînés dans la boue, les confrères se sont embourbés dans la fange jusqu’au cou, s’insultant à qui mieux mieux et se jetant les accusations les plus loufoques au visage.

Pourquoi évoquer un incident qui, somme toute, semble se tasser ? C’est que, d’une part, c’est la première fois dans l’histoire du journalisme que les professionnels des médias ont rompu le pacte de solidarité qui faisait qu’on ne s’attaquait jamais à un confrère, nonobstant les épisodes où certaines plumes, en service commandé, se payaient régulièrement un journaliste trop critique envers tel ou tel poids lourd du pouvoir. Qu’on ne nous reproche pas d’avoir zappé l’adoption par le Parlement du projet de loi n° 026.25 relatif à la réorganisation du Conseil national de la presse (CNP) par la Commission de l’enseignement et des affaires culturelles et sociales à la Chambre des conseillers : le moins qu’on puisse dire, c’est qu’il s’agit là d’un non-événement, puisque le texte ne fait manifestement pas l’unanimité au sein du corps journalistique. Fermons la parenthèse.

Pourquoi alors revenir sur un incident qui semble clos ? C’est que le paradoxe est tel que l’on voit aujourd’hui une perversion du métier, où le tohu-bohu des événements, cet écheveau embrouillé de faits, de discours et de propositions, n’est plus au service du lecteur pour lui apporter la vérité, l’éclairer ; mais l’irrespect a désormais pour cible cet autre moi-même : l’autre journaliste.

En est-ce fini de la nécessité de détecter les faits, de les contrôler, de les publier, mission qui fait la noblesse de notre profession, bien plus que ces querelles d’egos ?

 

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Chaque journaliste, au Maroc, a ses totems, voire ses « soutiens », qu’ils soient financiers ou autres. Les héros des premiers sont les épouvantails des autres. Aujourd’hui que les hommes politiques, les industriels, les syndicalistes, les vedettes de cinéma et les influenceurs à la mode réclament à cor et à cri leur part d’importance, dans un exercice pathétique et souvent éphémère, les hommes qui travaillent dans les médias, qui les connaissent bien, basculent entre méchanceté et complaisance selon le plus offrant. Pour un initié, il n’est d’ailleurs pas difficile de découvrir, derrière les mises en scène, les vrais mobiles, les vraies tactiques, les vrais enjeux et le vrai prix qui a été payé. Mais assez, on ne jettera pas plus d’huile sur le feu.

Au royaume de Mohammed VI, on ne flingue pas les journalistes. Les lignes rouges sont souvent dépassées (le roi lui-même est parfois brocardé en des termes qui donneraient des sueurs froides au chef d’État le plus démocratique), et les rares cas de journalistes qui transitent par la case prison le sont à cause de procès en diffamation portés devant la justice par des individus lambda ou des politiques, qui n’en restent pas moins des citoyens justiciables — et c’est tant mieux.

Pourquoi alors donner ici et à l’extérieur du pays une image aussi peu reluisante d’un métier dont la noblesse est pourtant reconnue depuis longtemps ? Alors que l’essentiel est que l’on se réveille de ce cauchemar où tout le monde dit la même chose en même temps, avec des idées, des positions girouettes, qui varient avec les saisons comme la mode féminine. On a déjà fort à faire avec ces réseaux sociaux, qui nous raflent le « temps de cerveau humain disponible » que l’ex-patron de TF1 se gargarisait de mettre à disposition des enseignes les plus offrantes, bien que, face à l’hégémonie de ces plateformes numériques, les journalistes traditionnels se sentent forcément démunis. Avec ses diktats de viralité, l’information algorithmique induit une transformation insidieuse des lignes éditoriales, où les journaux sont contraints de ne plus publier des articles longs, des enquêtes au long cours et des textes exigeants.

Dans un ouvrage consacré à l’un des maîtres de cette profession, le disparu Beuve-Méry, j’ai retenu un passage édifiant qui s’adresse à tout professionnel des médias, incité à « ne pas se prendre pour un crack, pour ne pas être tenté de se muer en roitelet de sous-préfecture, en tyran des ministères, en censeur redouté, et perdre ainsi sa raison d’être : simplement recueillir l’information et la transmettre le mieux possible ».

Comment privilégier alors, pour le lecteur, la vérité, l’irrespect et le non-conformisme ? De quelle manière faut-il désormais organiser un ordre de l’information qui n’est pas celui des puissants, et comment faire pour s’effacer, oublier son ego et se soucier peu de son image, afin de se concentrer uniquement sur sa mission d’« informer », mettre en avant l’importance des idées, des principes et des valeurs supérieures ? Et en se payant aussi le luxe du doute méthodique, on évitera peut-être de se donner en spectacle. En tout cas, qui aime bien châtie bien.