En quête d’identité, du Vietnam au Maroc

 En quête d’identité, du Vietnam au Maroc

Photos : Nejma Brahim


Province de Phu Tho, Vietnam. C’est ici, à environ 80 km à l’est d’Hanoï, qu’ont été regroupés de nombreux soldats maghrébins après la guerre d’Indochine. Si beaucoup sont rentrés au pays, une petite partie d’entre eux a fait le choix de rester. Reportage au cœur d’une famille métissée, dont l’objectif est désormais de retrouver la trace de ses ancêtres au Maroc


Doan Hung, petit village situé dans la province de Phu Tho, au nord du Vietnam. Ici, le temps s’est arrêté : ni panneaux ni adresses postales. Une association, créée en 1969 avec l’aide de l’Etat, trône au milieu des maisons anciennes. “Bienvenue dans notre centre !”, lance le directeur, Hoang Duong Chien. Le buste de Hô Chi Minh, tout en plâtre, et le symbole de la faucille rouge habillent le bureau où se tiennent les réunions. L’objectif de l’organisation ? Prendre soin des plus démunis, des handicapés aux prostituées, en passant par les épouses de soldats étrangers décédés. En fouillant dans sa pile de dossiers, le directeur ajoute : “Les enfants métissés, c’est une problématique que nous connaissons bien.”


Lorsque le Viêt Minh (1) l’emporte face à la France, les autorités savent que des soldats marocains et algériens, intégrés au contingent français, se sont mariés à des Vietnamiennes. “A l’époque, il y avait des préjugés. La population croyait qu’il s’agissait forcément de prostituées car c’était très mal vu de fréquenter un étranger”, explique Hoang Duong Chien. Dans les années 1960, quelque  700 familles étaient concernées. Aujourd’hui, il n’en reste plus que trois dans la province. Beaucoup d’anciens combattants sont rentrés au pays dès 1970, tandis qu’une poignée a fait le choix de rester. “Si les soldats sont décédés, il reste leur femme et leurs enfants”, détaille Hoang Duong Chien. Parmi eux, un enfant métissé, surnommé “Binh Tây” par les habitants du village. “Tây” signifie “étranger” en vietnamien.



“Il a été enlevé par l’armée française”…


C’est au bout d’un chemin escarpé, où la voiture a bien du mal à passer, qu’un jeune homme indique le chemin. Il faut continuer à pied et se laisser guider par le chant des cigales. La maison est située sur les hauteurs, elle est encerclée par les théiers et les arbres fruitiers. LêThiMui, frêle, mais droite comme un “I”, attend d’éventuels visiteurs au pas de la porte. A 84 ans, elle aime se rappeler ce jour où elle a rencontré son mari, Muhammad Mzid Ben Ali. “Il a été enlevé par l’armée française à l’âge de 18 ans, assure-t-elle. Ce sont des amis qui me l’ont présenté. Il avait appris le vietnamien pendant le conflit.”


 


… et “est resté par amour”


Ensemble, ils ont trois enfants et passent outre les différences culturelles. Après la guerre, son époux a la possibilité de rentrer au Maroc. “Mais il est resté par amour”, se rappelle l’octogénaire, cigarette au bec, sourire aux lèvres. Cette décision n’était pas sans conséquences. Muhammad Mzid décède en 1968 d’une maladie grave et laisse derrière lui femme et orphelins, contraints d’assumer seuls le regard des autres. “Ma mère a épousé un étranger et un soldat venu combattre contre le Vietnam… Autant dire que nous étions peu appréciés, ironise Binh, fruit de ce mariage mixte. Petits, nous avons souffert du racisme.” Lorsque Binh perd son père, il est âgé de 10 ans. En grandissant, il garde en mémoire quelques mots d’arabe, quelques anecdotes sur le Maroc. Il s’imprègne malgré tout de cette deuxième culture.


Album photos en mains, les larmes envahissent ses yeux, légèrement bridés. Dans le salon, Binh boit le thé – qu’il cultive lui-même – en compagnie de sa femme vietnamienne. Leur fils aîné, Hoang, âgé de 26 ans, les écoute de loin tout en tapotant frénétiquement sur son smartphone. Le couple évoque le combat de ces onze dernières années : la famille a fait une demande de naturalisation auprès du royaume du Maroc, qui a abouti un an plus tôt. Depuis, tous ont adopté une nouvelle identité nécessaire aux démarches : Binh s’appelle Ali, son fils, Adil, et sa fille Leila. Une façon aussi de célébrer leur double nationalité. “Je me sens plus Marocain que Vietnamien. Mon visage et ma personnalité me disent que j’appartiens au Maroc”, revendique Binh, sans quitter son passeport vert des yeux. “Chaque fois que je regarde mon père, je sais qu’il est marocain. Je suis très fier d’avoir deux sangs qui coulent dans mes veines”, enchérit son fils.



Des recherches pour s’installer au Maroc


Oui mais voilà. Impossible depuis des années de retrouver la tombe du grand-père enterré dans la province. Binh court à la chambre et en revient avec un objet dans les mains, il le pose sur la table aux yeux de tous. “Tout ce qu’il nous reste, c’est la plaque funéraire en pierre avec le nom de mon père !” Et retrouver la famille du soldat au Maroc s’avère très compliqué, car de nombreux documents ont été détruits après sa mort. “Nous savons juste qu’il avait deux sœurs et qu’il venait de la ‘ville jaune’, ce qui ne nous avance pas vraiment”, se désespère Binh.


A 58 ans, l’exil ne lui fait pas peur : “Nous voulons nous installer là-bas, même s’il faut tout recommencer à zéro.” Pas de terres, pas d’argent, barrière de la langue… Binh, ou plutôt Ali, veut le faire pour ses enfants. Il s’y voit déjà exercer son métier d’agriculteur. Sa fille est partie, il y a déjà quatre mois, et vit à Casablanca. Acceptée par les locaux, la jeune femme vient d’envoyer un courrier au roi Mohammed VI et à l’Office national des anciens combattants et victimes de guerre (Onac), en France, pour tenter d’obtenir des informations sur ses aïeux. “Qu’en est-il de la responsabilité de la France dans tout ça ?, demande Binh. Il reste des tombes de soldats maghrébins ici et à Ba Vì. Les corps n’ont jamais été rapatriés” (2).


Bientôt, Binh s’envolera pour la première fois pour le Maroc. Il y rejoindra sa fille pour l’aider dans ses investigations. “Je suis heureuse qu’ils aient entrepris ces recherches. C’est naturel, ce serait arrivé tôt ou tard”, souffle avec sagesse LêThiMui. Avant de mourir, la grand-mère ne rêve que d’une chose : retrouver la famille de son défunt mari au Maroc. 


(1) Organisation politique et paramilitaire créée en 1941 par le Parti communiste vietnamien et visant à lutter pour l’indépendance du pays, alors sous contrôle français.


(2) Un grand nombre de familles métissées se sont établies après la guerre à Ba Vì, dans la province de YênBài. Un Morocco Gate, symbole de la culture, de l’architecture et de la religion du Maroc, a d’ailleurs été construit là-bas.


MAGAZINE OCTOBRE 2017

Nejma Brahim