(video) Jalil Tijani, portraitiste de génie

 (video) Jalil Tijani, portraitiste de génie

crédit photo : Hassan Ouazzani


L’auteur de la pièce « Jeux de Société » dresse une fresque d’un Maroc contemporain avec une acuité sarcastique hors du commun. Mais l’artiste au parcours atypique refuse de s’enfermer dans un genre



 


« J’ai du mal à me présenter », nous confie Jalil Tijani avant d’enchainer sur une interview d’une heure. Ce fils de diplomates marocains qui a  suivi ses parents aux Pays-Bas et au Canada, a connu dés son plus jeune âge le dépaysement culturel et linguistique. « J’ai développé mon instinct d’observation pour m’en sortir, nous confie l’humoriste. A l’âge de 9 ans, j’avais un accent québécois, mon ami s’appelait Marc-André et j’apprenais l’arabe classique avec un professeur libanais. A mon arrivée au Maroc, j’ai bien vu que presque tout était différent. L’humour est devenu une seconde nature, un outil de séduction pour défaire les tensions. Je cherchais à faire rire par tous les moyens en usant même d’autodérision. »


Des blagues en famille au théâtre, il n’y a qu’un pas mais le trentenaire va mettre plusieurs années à développer son talent. Après son bac, il se lance dans l’hôtellerie par goût du voyage, de l’apprentissage de langues et surtout une folle envie de comprendre l’autre, se retrouvant dans un éco-lodge reculé du Costa Rica. « Ces voyages m’ont donné le gout de l’introspection, nous explique l’humoriste. On se donne peu de temps à soi et au sens de son existence. Je n’avais pas envie de perdre mon temps à faire quelque chose que je n’aimais pas. »


A 23 ans, le voilà, dans la capitale française à s’essayer sur les planches, persuadé de son talent. « Quand je suis arrivé à l’école du jeu à Paris, la prof m’a tout de suite « cassé » dans le bon sens du terme, pour que mes chevilles désenflent. J’ai pris conscience que le métier de comédien était un processus qui durait des années. Et puis, on t’impose des auteurs. Je n’aurais jamais cru jouer un jour Racine. Dorénavant, il m’arrive de le lire le week-end ».


Corneille, Shakespeare, Molière évidemment mais aussi Beckett et sa pièce « Rhinocéros » qui le marque énormément. Les débuts sont difficiles et il ne se voit pas courir les castings à la quête d’un rôle hypothétique. « Je suis sorti de l’école avec une sensibilité accrue, une maîtrise de mon corps et de mes émotions et de ma psychologie. Je ne me voyais pas rester en France. Il fallait que je donne un sens à ce travail artistique. »


 


A contre-pied du stand-up


Le comédien revient dans son pays de nationalité. En quête de sens, il dit l’avoir fait ni par nationalisme, ni pour sa famille. « Même si j’ai passé plus de temps à l’étranger que dans mon pays, celles de l’adolescence que j’ai vécu au Maroc ont été très fortes. Un moment où l’on se construit ! ». Dés lors, tel un sociologue, le comédien engrange les histoires, se fascine pour les hics d’une société complexe qui le fascine.  Relation libre, corruption, marche du monde,… Rien n’échappe à son regard acéré. Son but : comprendre ce qui le laisse pantois. Ces sketchs en arabe dialectal expriment son agacement et sa révolte. Il griffonne ses premiers mots en 2013 et il lui faudra plusieurs années pour trouver le bon tempo.


Alors que le monde de la comédie ne jure que par le stand-up, Jalil Tijani choisit le contrepied. Il fera une pièce de théâtre où les genres seront mélangés : « Jeux de sociétés », avec laquelle il tourne au Maroc et en Europe récemment. « J’aime la construction des personnages. Je ne me voyais pas avec un micro tout simplement. En rêve, je voyais les choses en beaucoup plus grand. J’aime la scénographie et ce que le théâtre permet, à savoir l’installation des personnages dans leurs réalités. A la fin de mon spectacle, je rends hommage à la tradition du clown. Avec rien, ils arrivent à créer un univers féérique composé d’astuces minimalistes. »


Pas étonnant, dés lors que son spectacle fascine par son coté éclectique et foisonnant mais aussi touchant et poétique. Si certains personnages brillent par leurs manques d’humanisme (la bourgeoise raciste, l’arriviste hypocrite, la matérialiste sans foi ni loi,..), d’autres nous touchent par leur bon sens et l’authenticité de l’interprétation de l’artiste. « Ce sont des gens que j’ai croisé. Il y a forcément une inspiration dans le réel. Ces personnages ont un rapport rigide au réel, une sorte de bug. Bergson disait que toute personne qui rentre dans une mécanicité devient caricaturale. Le « don » de l’humoriste est de le détecter ».


 


Une forme de liberté


Il y a du Rubens ou du Bruegel en Jalil Tijani. Sans doute une réminiscence de son passé hollandais. Ses scénographies laissent entrevoir des nuances de plans différents d’une société marocaine schizophrénique par moment (vantant l’Afrique tout en détestant les noirs, moderne mais âpre au gain facile et à la corruption, etc.). Chaque portrait qu’il nous présente  va chercher le détail et l’accentue afin de le rendre tellement visible qu’on ne voit plus que « ça ».  « Certains personnages se mettent hors de la société par leurs comportements, en rit l’humoriste. Le rire vient là comme une sanction, une malice qui est censé ramener ce personnage à son état réel. Young l’appelle la persona, le masque en latin. J’aime bien fissurer ces masques pour donner vie à mes personnages. Dans la vraie vie, ils se croisent et cohabitent malgré la fracture sociale. Le liant reste la société marocaine qui donne l’opportunité de pouvoir vivre et voir les gens évoluer ensemble. Il y a un coté famille dans cette société »


S’il avoue qu’à l’écriture, certaines horreurs lui font mal au ventre (notamment le racisme anti noir au Maroc), il estime être dans son rôle de relever la bêtise.  Avec son équipe (Ayla Mrabet et son équipe de production), Jalil Tijani peut se consacrer à  sa passion : le théâtre. Quand aux sources d’inspirations, elles sont multiples : Taieb Seddiki « qui a osé traduire Molière en darija », Bziz et Baz mais aussi les français Pierre Desproges et Dieudonné, les américains Jim Carrey et Andy Kaufman, Une volonté délibéré de ne pas s’enfermer dans un genre. « Le rire est une forme de liberté, confirme le trentenaire. Rire, c’est soulever un couvercle sur quelque chose qui a été contenu trop longtemps. D’un point de vue physiologique, on ne décide pas de rire. On le fait ! ».   

Yassir Guelzim

Yassir GUELZIM

Journaliste Print et web au Courrier de l'Atlas depuis 2017. Réalisateur de documentaires pour France 5.