Les cités ne sont pas au diapason

 Les cités ne sont pas au diapason

crédit photo : Benjamin Flilarski/Hans Lucas/AFP


Quelle est l’implication des habitants des quartiers populaires urbains dans le mouvement des gilets jaunes ? Quand certains syndiqués lui sont fidèles, d’autres observent de loin, doutant “encore une fois” des résultats.


L’absence des banlieues populaires urbaines au sein du mouvement des gilets jaunes est fréquemment évoquée dans les médias. En effet, souvent, lors de manifestations comme “Je suis Charlie”, Nuit debout ou encore la marche pour le climat ou la mobilisation contre la loi Travail, certains éditorialistes s’interrogent sur la défection ou le manque de visibilité des habitants de ces quartiers, désignant ainsi les cités HLM comme un monde à part.


 


Les “jeunes de banlieue” absents des cortèges


Pour le mouvement des gilets jaunes, la question s’est de nouveau posée dès les premiers actes. Car, si les militants mobilisent, ils n’engagent pas pour autant la France entière. Autre constat : les “jeunes de banlieue” sont peu présents dans les cortèges. Le mouvement regroupe le plus souvent des travailleurs d’âge mûr confrontés depuis longtemps à la fragilisation de la ­société salariale, alors que les “jeunes de cité” sont encore en âge d’aller au lycée et vivent le plus souvent chez leurs parents. Ceux qui y participent sont des quadragénaires déjà sur le marché du travail ou évoluant dans le ­milieu associatif. Enfin, les études sociologiques montrent une fragmentation des parcours des habitants des quartiers populaires (1), et par là même la complexité des positions politiques, économiques et ­sociales sur ces territoires.


Le mouvement des gilets jaunes, lancé par un ensemble de blogueurs en réponse à l’élévation des taxes, se voit impulsé par des classes populaires évoluant dans des espaces périurbains ou semi-ruraux, des territoires éloignés des quartiers populaires urbains.


 


Pas d’unanimité à l’égard du mouvement


C’est pourquoi la perception de cette contestation par les habitants des cités n’est pas unanime. De nombreux chercheurs ont démontré l’isolement politique d’une partie des habitants des quartiers populaires urbains et des “descendants de l’immigration”, que ce soit lors de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983 ou bien en réaction aux révoltes urbaines de 2005. Ces luttes pour la reconnaissance de la citoyenneté ou contre les discriminations se sont exercées le plus souvent en réaction à l’hostilité des institutions et à l’indifférence des Français d’une manière générale. Alors, existe-t-il un réel manque d’intérêt pour les gilets jaunes dans les cités ? Il semblerait que le mouvement soit davantage pris en considération que d’autres comme Nuit debout, en 2016.


 


Racistes les gilets jaunes ? “Faut pas exagérer !”


En effet, beaucoup de personnes en situation d’emploi se sont intéressées, malgré quelques ambivalences, au sujet du racisme prétendu de certains gilets jaunes. Farid (2), 45 ans, bagagiste syndiqué d’Air France, marié et père de trois enfants raconte : “Quand je peux me libérer du boulot et de mes obligations, j’y vais ! C’est notre croûte qui est en jeu. Y a même pas à tergiverser ! Y a des mecs des quartiers au boulot qui disent : ‘Ouais, y a des racistes !’ C’est vrai que dans les cortèges, j’ai vu deux ou trois choses qui m’ont choqué, mais faut pas exagérer non plus !” Si certains médias ont noté ­l’absence des banlieues dans les marches organisées par des syndicats dans les cortèges des gilets jaunes, il y a bien des travailleurs “issus des quartiers”, syndiqués, ne se mobilisant pas comme “issus de” mais tout simplement comme “travailleurs des milieux populaires”.


“Faut arrêter de se prendre la tête ! Il y a des gens formidables dans les cortèges”, s’offusque Nasser, 33 ans, agent de voyages pour le pèlerinage à La Mecque et militant de la première heure auprès des gilets jaunes. “Macron doit partir : pour moi, il n’est pas légitime ! Il met tous les Français dans la merde… L’humiliation de Borloo (3) au sujet des banlieues est criante, non ?” ­poursuit celui qui est aussi conseiller municipal et président d’une association de quartier.


 


Convergence du sentiment d’injustice


Dans les cités, les gilets jaunes arrivent trop tard, après trente ans de conditions de vie difficiles, d’humiliations politiques ou de discriminations. Youssef (2), 51 ans, est chauffeur de taxi. Ce père de deux enfants est assez satisfait des événements : “Je me demandais sérieusement quand ça allait péter. Il n’y avait qu’en banlieue où ça chauffait ! Il n’y a que nous qui en prenions plein les dents jusqu’ici !”


En effet, pour les plus optimistes rencontrés “en bas des tours”, les gilets jaunes vont développer, certes ­tardivement, une conscience politique en raison de la ­désinformation médiatique et des répressions policières qu’ils subissent depuis qu’ils dénoncent fronta­lement les injustices du “système”. Certains trentenaires pensent même que la confrontation avec le pouvoir va progressivement arriver à politiser une partie des ­Français des classes populaires et leur faire prendre conscience “qu’ils ne vivent plus en démocratie”.


Si certains habitants “des cités” participent donc à titre individuel à ce mouvement, d’autres le rejoignent de façon sporadique, tandis que la plupart des personnes interrogées dans les halls d’immeubles attendent, observent, scrutent les issues du mouvement sans se montrer forcément hostiles. Bien difficile, donc, pour l’heure, de pronostiquer une convergence des luttes ou un isolement définitif des “quartiers” tant les postures sont ambivalentes voire contradictoires. Toujours est-il qu’elles ne sont pas forcément défavorables au mouvement des gilets jaunes. 


 


(1) Voir notamment Eric Marlière, Jeunes en cité. Diversité des trajectoires ou destin commun ?, éd. L’Harmattan, 2005.


(2) Les prénoms ont été modifiés.


(3) Le “Plan banlieue”, inspiré par le rapport de l’ex-ministre de la Ville Jean-Louis Borloo, a été reporté sine die en mai 2018.

Eric Marliere