Où sont les partis politiques ?

 Où sont les partis politiques ?

FETHI BELAID / AFP


 


Hatem M’rad


Professeur de science politique


 


Certes, il y a eu une révolution, puis de la liberté d’opinion, puis une démocratie. Certes, il y a eu une Constitution, puis des élections libres clôturant la phase officielle de la transition. Mais, où sont les partis politiques? Comment se fait-il qu’après la fièvre partisane de 2011 qui a vu le nombre des partis atteindre plus de 130 partis, leur activité s’en est trouvée aussitôt au point mort ? Leur enthousiasme aussi. Les partis tunisiens sont-ils devenus comme les partis américains ? Des partis qui entrent en hibernation jusqu’à la veille des élections, qui ne vivent que pour l’élection, quelle qu’elle soit : législative, constituante, présidentielle, municipale, régionale. Mais aux Etats-Unis, les partis sont de véritables machines électorales, pour ne pas dire des machines de guerre. Ils ferment boutique en temps normal, puis se réveillent une année avant les élections pour mobiliser, recueillir les fonds nécessaires, et conduire les longues étapes et procédures électorales ( primaires, caucus, 2e tour), qui durent justement toute une année (entre le début des primaires et l’élection du président).


 


Faute d’implantation, d’enracinement et de tradition partisane, en Tunisie, l’activité des partis à la veille des élections constitue plutôt pour la grande majorité des petits partis de personnalités, juste un faire-valoir, un décorum, un moyen de se faire connaitre, pour les partis, pour le ou les dirigeants surtout, à la recherche d’une quelconque notoriété, souvent pour des desseins autres que politiques. Un parti vache à lait pour une politique vache à lait.


 


Ils voulaient refaire le monde après la révolution, participer à l’œuvre édificatrice d’une nouvelle République démocratique, et contrecarrer les dérives islamistes. Certains partis ont pu être représentés à l’ANC en 2011. Sur 77 partis qui se sont présentés à ces élections, 27 partis ont été élus dont 16 obtenant un seul siège. Aux législatives de 2014, il y a eu plus de partis participants qu’en 2011. Ainsi, 87 partis s’y sont présentés dont 4 seulement étaient présents dans toutes les circonscriptions (Nida, Ennahdha, UPL et CPR). 24 partis s’y sont présentés avec une seule liste. Mais, 70 partis légalisés n’ont pas participé aux élections. En somme, la moyenne de la correspondance des partis participants et des partis non participants aux élections était presque similaire à celle de 2011 (environ 80-80).


 


La différence apparaît dans le nombre de partis élus et représentés à l’Assemblée. Leur nombre s’est réduit d’un tiers en 2014 à l’ARP. Il passe de 27 à 19 partis élus, dont 9 partis obtenant un seul siège. Entre temps, il y a eu des recompositions, de nouveaux partis plus actifs, des fronts (Al-Jibha), des alliances (Alliance démocratique). Bref, les partis apparaissent en 2014 relativement moins anarchiques (on ne dira pas plus structurés), mais l’écrasante majorité d’entre eux restent fragiles et groupusculaires. Il y beaucoup plus de petits partis, des partis organisés seulement autour d’une ou de quelques personnalités que de véritables partis structurés, hiérarchisés, disciplinés. Même certains grands partis, comme Nida Tounès, paraissent aussi fragiles que les petits partis et connaissent des dissensions, démissions, et plus grave encore, des scissions.


 


En 2011, tout le monde était partant. Ils voulaient participer à la fête, non viser proprement dit le pouvoir, faute de moyens, de militants, de ressources, et même d’identifiant symbolique. En 2014, la sélection fait son effet. Les plus fantaisistes commencent à connaitre les difficultés de la tâche. Un parti, ce n’est pas une banale association. C’est une structure bien organisée et dispatchée, des militants enthousiastes, une idéologie, des fonds et une œuvre de longue haleine. Beaucoup de partis ont abandonné la partie en cours de route ou n’ont pu être réélus. Normal, en période de transition, dans lesquelles on voit souvent les partis se réduire comme une peau de chagrin, une fois passée la ferveur révolutionnaire.


 


Mais encore ?Cela explique-t-il le mutisme et l’inaction des grands partis ou des partis plus consistants, même dans la coalition gouvernementale ? Nida Tounès et Ennahdha sont préoccupés, l’un par la réorganisation interne après l’implosion, l’autre par la préparation de son prochain congrès. Tous les deux sont également préoccupés par l’action gouvernementale, tout en essayant de gérer l’un et l’autre la nouvelle recomposition majoritaire, en se guettant aussi bien de loin que de près. Les autres partis de la coalition, UPL et Afek, sont politiquement absents. On a l’impression que l’action des partis décline dès que leurs dirigeants s’en éloignent (Béji Caïd Essebsi, Yassine Ben Brahim). Ennahdha fait exception. Ils sont habitués à ne pas voir Ghannouchi mis sur la sellette, car il influence, lui, toute la scène politique.


 


A part la gestion gouvernementale, les partis de la coalition gouvernementale ont-ils des positions politiques, organisent-ils des meetings ou des conférences de presse, notamment pour certains d’entre eux qui sont accaparés par les responsabilités gouvernementales ? Où sont les autres partis, l’écrasante majorité ? Mis à part peut-être Al-Jibha et Hamma Hammami qui ont, eux, des positions politiques catégoriques sur tout et rien : chômage, endettement, régions, corruption, terrorisme, loi sur la réconciliation. On ne connait toutefois pas beaucoup les positions politiques des autres partis sur les questions du jour.


 


Les partis sont toujours prompts à reprocher au chef de gouvernement Habib Essid de ne pas gouverner effectivement, à l’Etat de n’avoir pas assez d’autorité, à Essebsi de réhabiliter l’ancien régime ou de ne pas avoir le dessus sur son parti en déliquescence, à Ennahdha d’islamiser le pays en douce. Ils parlent essentiellement dans les médias, radios, chaines de TV, presse écrite, réseaux sociaux. Mais, ils ne sont jamais là où ils devraient l’être au sens politique du terme : près du public, des électeurs, dans le travail de proximité, dans les réunions et meetings du parti. Si Ennahdha cherche à islamiser le pays, pourquoi ne cherchent-ils pas, eux, à le moderniser ou, maintenant, à le remoderniser ? Pourquoi ne cherchent-ils pas à éveiller les esprits et les intelligences, à libérer les énergies enfouies, à impliquer les jeunes, devenus ataviques après la révolution sur le plan politique, à lutter contre la corruption, à faire des projets éducatifs, à rendre les enfants et les jeunes moins réceptifs aux sirènes du jihadisme ? Ils auront tout le loisir de s’occuper d’électoralisme en temps voulu. Mais, qu’ils fassent le travail de base nécessaire pour leurs propres partis et pour la société.


 


Un parti ne baisse pas les bras à la moindre défaite électorale, au moindre déficit militant ou insuffisance financière. Jacques Chirac a perdu deux défaites électorales de suite aux présidentielles, la troisième lui a permis obstinément de devenir président de la République. Il s’est battu. Lénine a fait sa révolution avec quelques activistes, et beaucoup de volontarisme et d’enthousiasme, en parcourant tout un pays continental de l’Ukraine à la Sibérie orientale. Un parti politique est avant tout un parti de lutte politique. L’adversité est censée renforcer ses convictions, pas les abattre.


 


S’il veut la démocratie, s’il veut accéder au pouvoir, s’il veut gouverner, entrer dans l’histoire politique, le parti doit s’y investir et se sacrifier à la tâche. En commençant par le travail de base : le terrain. La volonté, il en faut, l’audace, aussi. Le reste viendra tout seul. Autrement, il ne faudrait pas perdre son temps en politique. La politique, c’est pour les hommes et les partis qui ont du souffle, pas pour les tièdes.


 


Hatem M’rad

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