Point de vue. Singer la démocratie

 Point de vue. Singer la démocratie

Crédit photos : Recep Tayyip Erdogan et Vladimir Poutine : OZAN KOSE / AFP – Kais Saïed : Fethi Belaïd / AFP

Les dictateurs détestent la démocratie, mais ils aiment paradoxalement user de son symbole, la procédure électorale, en la manœuvrant à leur guise.

 

La démocratie est un système où on vote librement pour des représentants à travers des choix multiples et où les élections sont sincères et disputées. C’est surtout le moment où le peuple utilise symboliquement et réellement son pouvoir pour bénir ou bannir ses représentants. La dictature est le contraire. C’est un système où un homme s’impose par la force contre tous, où le vote est téléguidé, et où lors même qu’on vote pour des pseudo-candidats multiples, les jeux sont d’ordinaire faits à l’avance, en raison de la tutelle pesante des autocrates sur le processus électoral.

 

Mais les choses ne sont pas simples, car il se trouve que les dictateurs aiment aussi les élections et tout son folklore. On ne cessera jamais d’être étonné de voir comment les dictateurs, un peu partout du Nord au Sud, se complaisent dans un paradoxe contorsionniste, en voulant toujours singer la démocratie, se rassurer de ses institutions formelles, de son procéduralisme légitimant, en osant se présenter à des élections. Le pluralisme formel, même limité et surveillé, leur sert d’alibi. En Russie, Poutine choisit ses concurrents-candidats parmi ses proches, pour défendre l’autocrate-président et non pas leurs propres candidatures, comme on l’a vu aux élections présidentielles russes toutes récentes. Erdogan tolère des bribes de liberté, persécute ses opposants, journalistes et intellectuels, emprisonne ses détracteurs, mais il est toujours aussi fier de se proclamer président de la République après une élection plurielle et disputée. L’islamiste aime fusionner avec le peuple croyant comme un prophète chargé d’une mission. Kais Saied, tuteur autoproclamé de « sa » Tunisie, veille à bien maintenir ses concurrents dans les geôles. Il ne remettra pas, à ses dires, à la fin de son mandat les destinées de la Tunisie entre les mains de n’importe qui, lui, le non professionnel de la politique et venu de nulle part. Non sans orgueil. Quoique, durant son propre mandat, il n’a cessé de courir d’échec en échec. Au fond, est aussi héroïque celui qui gère avec fierté, et même avec arrogance, l’échec permanent. N’est-ce pas stoïque ?

 

Cet attachement indéfectible à l’élection, à ce mode de désignation des élus en usage dans les démocraties, est quelque chose de pathologique chez les dictateurs. Ils aiment tellement la procédure électorale qu’ils la confisquent et la détournent sans vergogne à leur profit. Ils l’aiment tellement qu’ils voudraient se présenter indéfiniment et durablement aux élections, surtout qu’ils sont assurés de leur victoire plébiscitée. Si la Constitution s’y oppose, ils la modifieront pour qu’elle obtempère à leur volonté. On ne cessera jamais d’être encore étonné du sens de légalisme de ces mêmes dictateurs, friands de textes, de procédures revisitées, de « normes » juridiques, et même de constitutionnalisme. Henri Lacordaire, un député de la Constituante française en 1848, ne disait-il pas (à tort) qu’ « entre le fort et le faible, entre le riche et le pauvre, c’est la liberté qui opprime et la loi qui affranchit » ? Formule ou sophisme pris au pied de la lettre par les autocrates, enclins souvent à prendre la loi pour un mode de répression de ses détracteurs et des pourfendeurs du peuple « souverain », et même pour un instrument de réélection indéfinie.

 

L’élection signifie en effet pour les dictateurs, la volonté du peuple congloméré, le peuple en masse, celui envers lequel on a peu de comptes à rendre justement parce qu’il est anonyme et abstrait. Celui qu’on ne peut pas déchiffrer, parce qu’irréel, contrairement au peuple hétérogène, divers, libre. Le peuple qu’on ne voit que dans les statistiques électorales, dans les taux de participation ou d’abstention. Appelons-le comme on veut : le peuple-preuve, le peuple-alibi, le peuple-métaphysique ou tout simplement le peuple introuvable. Mais, les dictateurs n’ont pas de moyen de légitimité autre que l’élection, qu’ils réussissent à transformer leur pays en enfer paradisiaque ou à l’immobiliser dans la décadence. L’élection permet aussi aux dictateurs de faire oublier leur coup de force initial ou de l’immerger dans l’inconscience populaire. Ben Ali a, juste une année après le 7 novembre, organisé des élections législatives pour inaugurer « l’ère du changement ». Saied va affronter les premières élections présidentielles post-coup d’Etat, qui donnent, en passant, peu de choix à l’électeur tunisien moyen. Trop de restrictions alimentent le climat politique : candidatures, presse, emprisonnements politiques.

 

Attachement des dictateurs à l’élection d’un côté, dévalorisation des élections pour les citoyens d’un autre côté. L’électeur tunisien a fini par détester encore plus l’élection et cette « maudite » démocratie. D’ailleurs, si on interroge l’électeur tunisien moyen sur ses futurs choix électoraux aux présidentielles, ses réponses seront claires ? Il va accuser tout le monde : les représentants de l’ancien régime ont défendu ou collaboré avec la dictature; les islamistes ont démoli le pays, recouru à la violence et instauré la corruption; les hommes et les partis de la transition ont décrédibilisé la révolution et la démocratie; les gouvernants d’aujourd’hui ont confisqué les pouvoirs ; et le reste des dirigeants et prétendants végètent en prison, abandonnés d’ailleurs par la population. On le sait déjà, l’électeur de base tunisien est nietzschéen malgré lui, voué à un interminable nihilisme. Et il pourra trouver encore d’autres raisons et justifications à sa non-participation électorale.

 

Mais les dictateurs persistent à « acclamer » les élections de type démocratique. Ils ont besoin d’être innocentés par l’urne, d’être absous de leurs péchés et mauvaises consciences, un peu comme la recherche par le chrétien du curé de l’Eglise pour ses confessions.

En un mot, singer la démocratie c’est lui faire dire ce qu’elle ne dit pas, c’est l’utiliser à bon escient pour étaler l’autoritarisme. Singer l’élection, par essence démocratique, c’est extorquer la volonté du peuple. Mais singer la démocratie, c’est assurément une preuve inconsciente de sa supériorité morale aux yeux des dictateurs mêmes.

 

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Hatem M'rad