Point de vue – Tunisie. Les communiqués d’une « vie nue »

 Point de vue – Tunisie. Les communiqués d’une « vie nue »

Présidence Tunisie / AFP

Les communiqués du président Saïed à l’adresse de l’opinion ne sont pas dignes d’un Etat crédible, dont les représentants et les institutions ne sont pas censées avoir des états d’âme. Indice d’une nudité politique et sociale.

 

Les communiqués insultants du président Saïed se suivent et se ressemblent, empruntant comme toujours un ton agressif, simpliste et rébarbatif, jamais politique. Le communiqué présidentiel de mercredi soir (tard dans la nuit) rappelle encore une fois, devant les responsables mêmes de la sécurité nationale, ce que le président constitutionnaliste entend par « élections politiques », « droit d’éligibilité », « pluralisme » ou par « libertés publiques », en des termes quasiment intraduisibles, tellement mal formulés. C’est un communiqué-règlement de compte : « Le Président de la République a souligné qu’il ne tolérerait pas ceux qui se jettent dans les bras des étrangers en prévision des élections… Tantôt on dit que tel ou tel candidat est soutenu par tel ou tel capital, et tantôt on murmure le nom d’une personne derrière laquelle se cache une autre, et on la présente comme soutenue extérieurement par tel ou tel capital. Le candidat qui se présente à la porte de ces entités ne se soucie que de la partie qui lui a promis son soutien et il n’a absolument rien à voir avec l’intérêt du peuple tunisien ou de la Tunisie. De plus, celui qui cherche le soutien et l’appui des milieux coloniaux est méprisé par ces mêmes cercles ». Un communiqué qu’il a très probablement écrit en personne, exprimant son propre style de rhétorique, les termes et expressions agressives et populistes qu’il emploie couramment.

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On n’est plus dans la raison d’Etat, ni dans le partage républicain, mais dans la désagrégation des âmes. Une « verbologie » malsaine et une rhétorique haineuse prennent place en guise de performance politique et étatique, introuvable en l’espèce. Exclusion, bannissement, persécution et répression restent les mêmes slogans électoraux d’un président dont l’intolérance est à la mesure des difficultés multiples qu’il rencontre dans la réalité et de son isolement diplomatique. Un président qui se croit éternellement entouré de complotistes, jamais sûr de lui face à l’adversité, même s’il dispose de tous les pouvoirs, et dont l’argumentation n’arrive toujours pas à percer la bulle populiste, qui le protège de la complexité sans doute rebutante des choses politiques. Ses adversaires politiques légitimes ne sont pas perçus comme des concurrents politiques aux prochaines présidentielles, mais comme des menaces à sa personne, à son pouvoir, à « son » État. Ce qui reste de ses concurrents potentiels ou des futurs candidats éventuels, et qui ne sont pas encore en prison, doivent être menacés et persécutés, parce qu’ils sont présumés (présomption exclusivement présidentielle) être inféodés aux puissances étrangères, colonialistes, impérialistes et sionistes. Tous les Tunisiens sont supposés menacer la réélection de Kais Saïed, pour peu qu’ils aient l’audace de se représenter contre lui aux présidentielles. Les communiqués et les discours ne s’adressent pas seulement à ses adversaires réels, mais aussi à tous les candidats potentiels sans exclusive. Le jour où il y aura encore des indépendants, non- inscrits à des partis, qui annonceront leur candidature, le président leur sortira un communiqué spécial en cherchant d’autres types d’accusations ou de menaces appropriées (ils ont été photographiés avec des islamistes ou avec tel ou tel dirigeant de parti banni, il a défendu telle ou telle cause partisane ou politique, commis tel ou tel « sacrilège », il a contracté des dettes non remboursées, il voyage trop dans tel ou tel pays, etc.). Tel est au fond le message adressé à tous les candidats potentiels. Leur liberté, ainsi que celle de leurs électeurs tunisiens, s’arrête là où commence la rhétorique exclusive et aride d’un homme acariâtre.

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On pensait jusque-là que les « communiqués » tenaient lieu de « communication », en tout cas un des moyens de communication entre un dirigeant et l’opinion. Le communiqué s’avère incommunicable et donc incommuniqué. Le communicateur est censé se mettre à la place des récepteurs, de la moyenne des récepteurs, en résumant et rationalisant l’action de l’Etat, pas en déversant la haine du président au nom d’un Etat innocent sur un peuple désemparé, cherchant par tous les moyens à se rassurer, même par une belle parole ou une promesse gratifiante. Rien. Le communiqué de Saïed est le signe d’une nudité politique entrée en coïncidence avec une nudité sociale.

Les communiqués de Saïed sont en effet le signe d’un mode de gouvernement et aussi d’un mode de vie social. Le souverainisme suractivé et personnalisé enracine le vide. Le concept d’homo sacer désignait dans le droit archaïque romain le statut d’une personne exclue que tout le monde pouvait tuer impunément, mais qui ne pouvait faire l’objet d’un sacrifice humain lors des cérémonies religieuses. Giorgio Agamben qualifie cette situation d’une « vie nue ». Seulement si autrefois la « vie nue » était le fait de la vie domestique, la vie moderne l’a plutôt politisé. Ce changement aurait conduit à la transformation de la politique en biopolitique que Foucault a lui aussi analysé. L’homo sacer incarnerait la « vie nue », entre les mains d’un souverain maître de la loi, de l’exception et de l’exclusion, du licite et de l’illicite. Comme le dit justement Agamben, « La vie nue – et la peur de la perdre – n’est pas quelque chose qui unit les hommes, mais qui les aveugle et les sépare » (G. Agamben, Homo Sacer. L’intégrale (1997-2015), Paris, Seuil, 2016). Un état qui correspond à celui des Tunisiens du jour, qui ont perdu toute dimension sociale et politique, et même toute dimension humaine et affective, tous réduits volontairement et involontairement à un état purement biologique, léthargique, biopolitique, voire masochiste, réceptifs aux communiqués insensés du prince. Un état qui permet certainement de « vivre » (biologique), et encore !, mais certainement pas de « bien-vivre » (politique), comme le recommandait Aristote pour la sociabilité participative.

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Les Tunisiens ne croient plus en rien, sinon à la « vie nue ». Nus par la parole-loi et l’acte arbitraire, nus par l’exception-exclusion (Carl Schmitt), nus par le couffin du marché. Ils se rendent compte et ils ne s’en rendent pas compte simultanément. D’un côté, ils se rendent compte de l’autorité abusive d’un accapareur, d’un système en panne et des conditions sociales intenables, voire macabres ; mais, d’un autre côté, ils ne s’en rendent pas tout à fait compte, puisqu’ils semblent percevoir la « vie nue » ou leur statut d’homo sacer potentiel ou victime, comme étant nécessaire pour les besoins d’une désislamisation ou d’une purification étatique, politique et sociale, qui tardent à venir en dépit des solutions répressives, en somme, en cherchant des excuses à l’inexcusable.  C’est comme s’ils voulaient se convaincre de leur méfiance rassurante. Pour le simpliste, la purification ne peut provenir que d’un homme despotique « providentiel », pas d’un système institutionnel, pas d’une soi-disant démocratie, pas d’une culture. Le simplificateur trouve alors un écho à la simplification. Le « communiqué » en est le symbole. Il est la juxtaposition de deux nudités.

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Hatem M'rad