Tunisie. Carthage et le « complotisme d’anticipation »

 Tunisie. Carthage et le « complotisme d’anticipation »

Si l’opinion tunisienne est désormais habituée aux communiqués de la présidence de la République à teneur absconse et conspirationniste, le texte publié par le Palais de Carthage à une heure tardive dans la nuit de mercredi à jeudi, digne d’un roman d’espionnage, est un monument du genre.

Ce matin 29 février, l’ensemble de la presse nationale s’évertue à tenter de décrypter ce qu’a bien voulu dire le long et mystérieux communiqué présidentiel de Kais Saïed. Sorte de logorrhée confuse, elliptique et acrimonieuse, jetant l’opprobre et les accusations de « sionisme » à l’emporte-pièce à l’encontre d’individus qu’il ne nomme jamais, le texte prend la forme d’un billet de blog et s’écarte de la vocation première de tout communiqué institutionnel, de surcroît émanant de la plus haute instance du pouvoir : fournir une information claire, du moins des idées intelligibles, loin de toute élucubration.

Pourtant, parlant au nom du Peuple, le communiqué assure curieusement que le peuple serait « au fait de tous les plans qui se trament et qui n’ont plus aucun secret pour lui ». Mieux, le même texte inaugure une nouvelle figure rhétorique que l’on pourrait qualifier de complotisme d’anticipation.

On nous y apprend en effet que « certains » seraient en passe de fomenter des manifestations et des mouvements sociaux « en réalité rémunérés par des agents circulant dans des véhicules de location » de sorte de troubler la paix sociale, aidés en cela par des puissances étrangères. L’accusation ne date pas d’aujourd’hui : elle est plagiée mot pour mot sur la même rengaine du mercenariat des manifestants, jamais prouvé ni du temps de Ben Ali ni d’Ennahdha, ou encore du soudoiement des manifestants par la main invisible de l’ennemi intérieur, ce fantôme si commode permettant aux pouvoirs autoritaires de perdurer sine die.

 

L’UGTT en ligne de mire ?

De qui peut bien parler au juste le Palais ? Pour avoir une piste de lecture, il faut s’en remettre à certains canaux non officiels, des chroniqueurs de plateaux des médias qui depuis le coup de force du 25 juillet 2021 se sont autoproclamés exégètes de la parole présidentielle, prétendant avoir la primeur de certaines infos qui se sont certes révélées en règle générale véridiques. Ces derniers nous expliquent aujourd’hui que le mouvement de protestation « illégitime » auquel ferait allusion le chef de l’Etat, c’est celui que compte organiser la centrale syndicale l’Union générale des travailleurs tunisiens le samedi 2 mars prochain, Place de la Kasbah.

Les mêmes sources dévoilent par ailleurs l’identité des opposants qualifiés par Saïed de « suppôts du sionisme », des experts dont il conteste les compétences mais dont il livre ainsi l’honneur et la réputation en pâture et au lynchage de la vindicte populaire. « Au moment où les enfants gazaouis meurent chaque jour sous les bombes israéliennes, accuser son adversaire de sionisme, cela équivaut à autoriser sa mort sociale voire physique », déplore l’avocate Sonia Dahmani.

Revenant sur ces mêmes propos virulents de la présidence, l’ancien ministre Faouzi Ben Abderrahman les a jugés « indignes de la fonction présidentielle » et plus proches de propos de candidat à la présidentielle dans le cadre d’une campagne électorale précoce mais se servant des moyens de l’Etat.

 

>> Lire aussi : Point de vue – Tunisie. Une élection de type administratif

Seif Soudani