Provinciaux et fiers de l’être

 Provinciaux et fiers de l’être

Rupture du jeûne sur les quais de la Garonne en juin 2016 (crédit photo : Constant Formé-Bécherat/Hans Lucas/AFP)


MAGAZINE DECEMBRE 2017


 


En France, près de deux immigrés sur trois vivent hors de la région parisienne, parfois dans des territoires marqués par une forte identité. Comment s’approprient-ils les codes et usages locaux ? Un Ch’ti et une Aixoise témoignent. 


“J’suis un Lillo/ un vrai de vrai, mon salaud/ Un Cht’i, un chabert, un bourrin, un prolo/ Et alors et alors et alors/ Un vrai, un vrai de vrai de chnord…” Non, ce n’est pas du Pierre Bachelet. C’est du Saïdou & HK (Kaddour Hadadi), les rappeurs du Ministère des affaires populaires, groupe en sommeil depuis 2010. Dans leur premier ­album, ­Debout là d’dans (2005), les deux compères mettaient en exergue leur attachement à ­Roubaix, leur terre de naissance. Rappelant du même coup, comme avant eux les Toulousains de Zebda (lire notre entretien avec Mouss et Hakim p. 60), qu’on peut être franco-maghrébin et se sentir intimement lié à son petit coin d’Hexagone.


Environ 60 % de la population immigrée en France (soit 3,2 millions des 5,4 millions de personnes comptabi­lisées en 2015) vit aujourd’hui hors de l’aire urbaine ­parisienne. Elle est essentiellement dispersée entre les bassins de tradition industrielle du Nord et de Lorraine, de la vallée du Rhône, du littoral méditerranéen et, dans une moindre mesure, du grand Sud-Ouest, et elle est plutôt concentrée dans les centres-villes et les banlieues que dans les couronnes périurbaines(1). Ce sont donc près de deux immigrés et enfants d’immigrés sur trois qui, en France, sont installés en région. Dans des territoires divers où les identités locales sont souvent fortes, entretenues et valorisées en mode “attachement au terroir” : on est “fier” d’être marseillais, occitan, corse, breton ou alsacien.


 


Française, algérienne et aixoise


Comment ce sentiment régionaliste existe-t-il (ou pas) chez les habitants aux racines étrangères ? Cette appropriation des codes et des usages locaux est-elle un facteur d’inclusion pour les jeunes Franco-Maghrébins ? Si l’histoire des immigrations dans les ­différents ter­ritoires français est désormais bien ­documentée, les études sur le sujet, elles, sont éparses et la plupart du temps très localisées. Seule certitude : il n’existe pas une mais plusieurs réponses.


“Je me présente d’abord comme française puis comme ­algérienne”, explique Kelthoum Mouissette, 45 ans, née à Aix-en-Provence, dans les Bouches-du-Rhône. “En fait, c’est surtout quand je rencontre des Marseillais que je me présente comme aixoise, ou quand il s’agit de personnes qui viennent du Nord ou de l’Est. Ils me ­renvoient à mon ­accent chantant, que j’assume complètement.” Pendant longtemps, Kelthoum ne s’est pas posé de questions : “Petite, je pensais que les calissons et le soleil, c’était pour tout le monde ! C’est en grandissant que j’ai pris conscience de ma singularité régionale.” Son lien avec sa Provence natale, elle l’a construit dans un modèle familial lui-même nuancé au regard de sa région d’accueil : “Mon père est arrivé ici en 1948, et il a eu la possibilité de se familiariser avec les codes régionaux, de pratiquer le provençal à l’école, par exemple. Ce n’est pas du tout le cas pour ma mère, venue elle aussi d’Algérie mais après ses 20 ans et dans une autre région, celle de Montpellier.”


Installé à Paris, où il travaille au ministère de l’Education nationale, Fouad Achiba, lui, est né à Tourcoing il y a trente-six ans. Il y retourne toutes les deux ou trois semaines pour rendre visite à sa famille et à ses amis. “Bien sûr, je me définis comme un nordiste ! assure-t-il. Je pense entretenir un rapport équilibré entre le lieu où je suis né et où j’ai grandi – un quartier populaire du Nord de la France –, qui définit mes origines sociales, mon ADN algérienne et mon vécu d’adulte et de professionnel à ­Paris. Je ne vis pas cette situation de manière schizo­phrénique, au contraire : cela m’a permis de me construire.” De 9 à 17 ans, sous la houlette de jeunes du quartier, Fouad était “tous les quinze jours au stade pour supporter le LOSC (club de foot lillois, ndlr). Je ne suis pas trop écharpes et bonnets aux couleurs locales, mais ça m’a permis de m’attacher au club, à la ville, à la région. J’ai découvert et observé les petites concurrences avec Lens, Valenciennes… Je suivais tout ça et une pseudo-fierté ­nordiste s’est développée”.


Ces codes populaires locaux ont-ils été assimilés avec le sentiment qu’ils étaient un levier d’inclusion pour le jeune Franco-Maghrébin qu’il était ? “Non, ça s’est fait naturellement, par le simple fait de l’imitation. Mes voisins s’appelaient Claude, Pascal ou Jean-Marie”, se défend Fouad, qui est pourtant capable de tenir une petite discussion en ch’timi.


Revers de la médaille, l’adhésion aux pratiques locales nécessite quelques aménagements : “Je suis un musulman avec une pratique religieuse tranquille, explique-t-il. Je fais ramadan, je ne bois pas d’alcool. Plutôt sociable et enjoué, j’étais invité aux fêtes, et c’est vrai que dans les soirées moules-frites, il faut expliquer qu’on va être capable de s’amuser sans boire et qu’on n’a pas envie de s’en expliquer pendant des heures.”


 


Le couscous d’Aix n’est pas celui de Montpellier


Le millefeuille identitaire réserve aussi des surprises à tiroir : “Avec des amis originaires du Maghreb installés dans d’autres régions de France, nous nous amusons à comparer ce que nous mangeons à la maison, poursuit Kelthoum. Et nous constatons que la préparation du couscous, par exemple, diffère non seulement selon les ­régions d’origine au bled, mais aussi selon les endroits d’implantation en France ! Entre mes tantes venues d’Aix et ma mère de la région de Montpellier, il y a des différences dans la préparation des plats, alors qu’elles sont originaires du même coin d’Algérie !”


En bons régionaux, les enfants de l’immigration postcoloniale installés loin de Paris n’échappent pas au rapport, très français, teinté de défiance et de complexe vis-à-vis de la capitale. Sabrina, la sœur de Fouad installée à Marseille, s’en amuse : “Nous avons une sœur plus jeune qui a un très fort accent lillois. A tel point que nous, ses proches, on lui conseille de s’en débarrasser si elle veut faire carrière dans son secteur professionnel”, en l’occurrence la banque. Où quand le poids de la tradition jacobine, et l’assignation implicite à gommer son accent pour “faire carrière”, frappe, lui, sans discrimination.  


La suite de la Série Société :


Mouss et Hakim : "Notre gouaille à nous, elle est toulousaine"


Enracinée dans le bocage nantais


Abdelkarim Ramdane : Un triple culture en héritage


Touche pas à ma région

Emmanuel Rionde