Le post-fascisme de notre époque d’après Enzo Traverso

 Le post-fascisme de notre époque d’après Enzo Traverso

(Photo fond : MAHMUD HAMS / AFP)

Le fascisme ne laisse aucun répit. Passée l’ère historique du fascisme, il se métamorphose dans l’ère post-fasciste. Un concept créé par l’historien italien Enzo Traverso, en le distinguant du néo-fascisme.

L’usage du terme « fascisme » dans le débat public contemporain, c’est-à-dire en dehors de l’époque fasciste de l’entre-deux-guerres, soulève un problème réel de compréhension. On y recourt souvent comme acte d’accusation, ce qui explique que le terme puisse perdre de sa pertinence. Afin de dépasser cet obstacle, l’historien italien Enzo Traverso propose, dans un livre aussi utile à la compréhension de ce vieux-nouveau courant politique que nuancé sur le plan intellectuel, intitulé Les nouveaux visages du fascisme (Paris, éditions Textuel, 2017, 160 pages), le concept de post-fascisme. Il s’agit de cerner et de qualifier des mouvements politiques qui, tout en s’enracinant idéologiquement dans le fascisme historique, ne s’en distinguent pas moins par leur intégration à la sphère démocratique et leur adaptation au contexte néolibéral (pages 47-75). Comme quoi, la science politique n’est pas l’apanage des politistes et qu’un historien peut être d’un grand apport sur le plan conceptuel.

Suivant Enzo Traverso, il ne s’agit ni d’imiter le modèle des années 1930 en le transposant au présent, ni de considérer les nouvelles droites radicales comme des phénomènes entièrement inédits (p. 50). Dans ce livre, l’auteur définit le « post-fascisme » comme une mutation généalogique. Ce qualificatif conserve certes certains héritages fascistes à caractère idéologique (culte de l’unité nationale, nationalisme, rejet du pluralisme, xénophobie, culte du peuple homogène), mais il met aussi l’accent sur les discontinuités avec les expériences passées (abandon de l’illégalité violente et du projet révolutionnaire, intégration électorale). L’ennemi change de nature entre les deux époques. À l’antisémitisme fondamental du fascisme historique, on substitue une islamophobie tenace (p. 62-68). En France, le Front national de Jean-Marie Le Pen, devenu Rassemblement national sous la direction de sa fille, illustre cette mutation, en quête de respectabilité et de légitimité (p. 70-73).

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Pour préciser davantage le concept de « post-fasciste », Enzo Traverso le distingue encore du « néo-fascisme ». Le premier, actuel, évoque des groupes et mouvements institutionnalisés et prend en compte le principe électoral, tandis que le second, du passé, renvoie à des groupuscules qui reproduisent des éléments symboliques et des comportements parfois violents du fascisme historique, et qui prônent radicalement le retour au fascisme traditionnel (p. 48-49). Enzo Traverso, pour rester dans le cadre des auteurs italiens, se distingue ici de Umberto Eco, qui, dans un livre plus récent, Reconnaître le fascisme (2024), n’entend pas définir un modèle fermé ou catégorique du fascisme, mais propose plutôt un faisceau d’indices permettant de reconnaître ses formes multiples. L’« Ur-fascisme » chez Eco désigne ainsi une forme de fascisme éternel et primitif, caractérisé par un ensemble de traits communs, pouvant se manifester de différentes manières, sous différentes apparences, de type ancien ou nouveau. Le mot « Ur » vient de l’allemand. Il signifie à la fois « primitif », « originel », « premier ». En tout cas, il ne s’agit pas pour Umberto Eco d’un modèle figé, mais de traits variés pouvant apparaître à différentes époques dans des contextes différents (U. Eco, Reconnaître le fascisme, Grasset, coll. Les Cahiers rouges, 2024, p. 15-30).

Le post-fascisme n’ambitionne pas, d’après Enzo Traverso, de procéder à une régénération nationale révolutionnaire, mais propose une défense identitaire (p. 68). Il ne cherche pas à décrire les partis d’extrême droite comme des mouvements populistes, autoritaires et nationalistes, comme le font souvent les commentateurs, notamment les politistes, qui se réfèrent aux caractéristiques actuelles et à la typologie contemporaine des partis, mais insiste davantage sur la dimension historique et généalogique. L’auteur ne considère pas que le fascisme soit une réponse idéologique à la crise du libéralisme, à la manière de Zeev Sternhell. Il croit, lui, que le post-fascisme résulte plutôt de la crise du néolibéralisme (p. 12-15), dont les dérives sont évidentes.

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D’ailleurs, les études de cas montrent, d’après lui, la capacité des formations post-fascistes à s’adapter à des contextes nationaux différents, tout en partageant un socle idéologique commun. En France, le Rassemblement National illustre la stratégie de « dédiabolisation » nécessaire à l’intégration démocratique (p. 70), comme l’illustre d’ailleurs aujourd’hui le profil bas de sa présidente, Marine Le Pen. En Italie, Fratelli d’Italia, héritier du MSI, dirigé depuis 2014 par Giorgia Meloni, conjugue l’héritage fasciste à la stratégie de normalisation (p. 65). En Allemagne, l’AfD, parti parlementaire, remplace l’antisémitisme explicite par une hostilité à l’islam et à l’Union européenne (p. 66), même si ce parti s’est aguerri depuis la parution du livre de Traverso, et a acquis une force de nuisance notable dans la vie politique allemande, nourrie par les flux migratoires de la période de Merkel, et dont certains membres ne dissimulent plus leur ancrage nazi.

Le post-fascisme ne cherche plus à abolir les institutions démocratiques, loin s’en faut. Il est plus fin ou plus malin. Sa mission est plutôt de les infiltrer, les détourner, les vider de leur substance. Il ne se réclame pas ouvertement de Mussolini ou de Franco, mais il réadapte certains discours de l’extrême droite : xénophobie décomplexée, obsession identitaire, nostalgie d’un ordre hiérarchique, rejet des élites cosmopolites, exaltation du peuple « authentique » contre les institutions « corrompues ».

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Des figures comme Viktor Orbán en Hongrie, Giorgia Meloni en Italie, ou Donald Trump aux États-Unis incarnent ces nouvelles formes d’autoritarisme démocratique. Leurs discours flattent les ressentiments populaires, s’attardent sur les crises (économiques, migratoires, sanitaires), tout en attaquant frontalement les contre-pouvoirs – presse, justice, universités – sans jamais remettre en cause formellement le cadre constitutionnel. Il n’en reste pas moins que le résultat final est fâcheux, aboutissant à une érosion progressive de l’État de droit, une polarisation exacerbée, et une perte de confiance dans le processus démocratique.

Ainsi, le post-fascisme exploite les failles du système démocratico-libéral sans en assumer la rupture, comme ses prédécesseurs. Il instrumentalise la démocratie contre elle-même, selon une stratégie que certains politistes qualifient de « populisme autoritaire ». Les élections deviennent un plébiscite permanent du chef, le Parlement une chambre d’enregistrement, la Constitution un outil malléable au service d’un pouvoir se présentant comme l’incarnation du peuple.

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Face à ce phénomène, l’erreur serait, d’après l’auteur, de sous-estimer ce nouveau phénomène post-fasciste au nom du passé, ou de le diaboliser sans nuances. Le post-fascisme d’aujourd’hui est à la fois le symptôme d’un monde démocratico-libéral en crise, incapable de répondre aux attentes populaires, et un projet d’une société fermée, nationaliste, sécuritaire, où l’ordre prime sur les droits. La lutte contre ce post-fascisme ne peut se réduire à des appels abstraits à la « défense de la démocratie ». Elle implique une repolitisation des débats, une reconstruction des solidarités, et une revalorisation des institutions au service du bien commun, une réhabilitation de la vertu politique de la classe politique. Sinon, les démocraties continueront de s’éroder de l’intérieur, lentement mais sûrement.

Le post-fascisme, tel que présenté par Traverso, permet certes de penser la continuité historique d’un courant politique, mais en évitant de commettre des confusions abusives. Toutefois, le concept reste à préciser empiriquement. Son extension trop large risque de brouiller la distinction avec le néo-fascisme. D’ailleurs, il faut reconnaître que l’usage public du terme « fascisme » reste imperturbablement polémique. Le concept de post-fascisme vise à clarifier le débat académique en évitant les amalgames. Il constitue un outil pertinent pour comprendre les mutations des droites radicales contemporaines. Mais il gagne à être davantage développé à la lumière des expériences récentes en Occident.

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