Marouen Mabrouk : une caution d’un milliard de dinars pour une affaire hors norme

 Marouen Mabrouk : une caution d’un milliard de dinars pour une affaire hors norme

La décision lundi du représentant du ministère public de fixer à un milliard de dinars (soit environ 300 millions d’euros) la caution exigée pour la remise en liberté de Marouen Mabrouk, figure de l’un des plus puissants clans économiques de Tunisie, a provoqué une onde de choc. Un tel montant, inédit dans l’histoire judiciaire du pays, en dit long sur la dimension de l’affaire, la sensibilité politique qu’elle revêt, mais aussi l’ampleur des intérêts économiques en jeu.

Selon les informations circulant dans les milieux judiciaires, la caution colossale aurait été justifiée par l’importance des soupçons pesant sur l’homme d’affaires, poursuivi dans des dossiers mêlant abus de biens sociaux, détournements et avantages indus obtenus durant les années où la famille Mabrouk était parmi les piliers du système Ben Ali.

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Si l’instruction se poursuit dans une relative opacité, un milliard de dinars — soit l’équivalent du budget annuel de plusieurs ministères — place de facto cette affaire à un niveau jamais atteint dans la lutte contre la corruption en Tunisie. « Va-t-on déduire les coûts de la construction de la piscine municipale et du jardin public de la somme ?», plaisante un internaute, allusion aux contributions de la Biat à ces chantiers publics, la banque appartenant au groupe Mabrouk étant suspectée d’avoir financé ces projets moins par générosité que par intéressement en quête d’une clémence.

 

Une mesure exceptionnelle pour un dossier hors du commun

Jamais la justice tunisienne n’avait jusqu’ici exigé une telle somme, même dans les dossiers impliquant, comme récemment, des fortunes considérables. Si certains juristes parlent d’un « signal politique fort », visant à éviter toute possibilité de fuite de l’intéressé et à marquer la gravité des charges, d’autres observateurs y voient une manière d’afficher une fermeté symbolique, dans un contexte où l’exécutif promet sous présidence Saïed de frapper plus fort contre l’enrichissement illicite hérité de l’ancien régime et des dix années post-révolution.

Mais derrière cette décision spectaculaire se dessinent aussi les contours d’une bataille plus profonde autour d’un empire économique bâti sur plusieurs décennies. Les détracteurs de l’actuelle politique pénale de l’Etat pointent un curieux mélange des genres entre la notion de caution en droit et le passage en force s’agissant de la volonté de conclure un deal dans le cadre de la réconciliation pénale pensée par le Palais de Carthage.

Car une caution est une somme d’argent fixée par le juge et déposée par une personne mise en cause afin d’obtenir sa mise en liberté provisoire, essentiellement afin de garantir la représentation de l’accusé devant la justice. Certes, la caution sert aussi à assurer l’exécution des futures obligations judiciaires, comme le paiement d’amendes ou de dommages et intérêts, pouvant ne pas être restituée à la fin de la procédure ou confisquée en cas de fuite. Mais le montant exigé en l’occurrence correspond à celui réclamé par le mécanisme de réconciliation pénale, un levier en théorie relevant de l’arbitrage sur la base du volontariat, ce qui donne lieu à une jurisprudence pour le moins atypique. En clair, une fois versé le montant en question ne sera vraisemblablement plus remboursé.

 

Les frères Mabrouk : un empire tentaculaire né sous Ben Ali

Le clan Mabrouk — représenté principalement par les héritiers de Ali Mabrouk, les frères Marouen, Ismail et Mohamed Ali — constitue l’un des groupes privés les plus influents du pays depuis les années 1990. Alliés à partir de 1996 par les liens du mariage à la famille de l’ex-président Ben Ali, ils ont construit un véritable conglomérat, bénéficiant d’un accès privilégié aux marchés, aux concessions publiques et à des participations stratégiques, bien qu’une partie de cette fortune remonte à l’ère pré Ben Ali.

Leur empire s’étendait — et s’étend encore en partie — à des secteurs clés dont les télécommunications, avec des participations historiques dans Orange Tunisie, la grande distribution, l’automobile, où ils détiennent plusieurs représentations majeures via Mercedes et Fiat, les banques et services financiers, aindi que l’immobilier via des projets fonciers d’envergure.

Cette ascension fulgurante, largement facilitée par leur proximité avec le pouvoir de Ben Ali, avait fait du groupe Mabrouk l’une des vitrines du capitalisme tunisien dit de rente, typique des années 2000 : puissant, opaque et intimement lié à l’État.

 

Une affaire qui réactive les fantômes du passé

En marge de la dernière audience en date le 24 novembre, le représentant du ministère public a réservé sa position sur les demandes de libération. Marouen Mabrouk a comparu en détention, aux côtés d’Adel Grar, ancien directeur général d’Al Karama Holding, ainsi qu’un troisième prévenu également détenu. L’affaire examinée porte sur la décision controversée prise en 2017 par les autorités tunisiennes de lever le gel de ses avoirs auprès de l’Union européenne.

La liste des prévenus comprend également l’ancien chef du gouvernement Youssef Chahed et l’ancien ministre des Domaines de l’Etat, Mabrouk Korchid, cités dans le dossier. En décembre 2024, le Tribunal de première instance de Tunis avait condamné Marouen Mabrouk à quatre ans de prison et 400 millions de dinars d’amende dans une affaire portant sur l’exploitation d’influence et l’acquisition d’un bien à un prix très inférieur à sa valeur réelle.

Depuis la révolution, plusieurs dossiers visant le clan ont été ouverts, fermés, suspendus ou relancés au gré des fluctuations politiques. La demande de caution d’un milliard de dinars marque toutefois une rupture : elle signale la volonté de pousser l’instruction vers un niveau de responsabilité rarement atteint y compris par la justice transitionnelle dans les affaires liées à l’ancien régime.